L’Everest vu du camp de base

Le titre original invite à mettre l’accent sur l’atmosphère de cette épopée : le silence. A la lecture il est aisé de comprendre l’importance de ce climat de silence qui impose le plus grand respect. Silence qui est comme la trame des actes héroïques en filigrane des deux circonstances, la Grande Guerre et la « saga » himalayenne, étroitement intriquées dans l’action qui se déroule tout au long des 459 pages de cet impressionnant récit dont le point culminant n’est hélas pas le sommet de l’Everest (8848 mètres) mais de minuscules « points noirs » …

Il vaut la peine de citer ces quelques lignes de la page 436.

« A 12h50, j’ai vu M[1]. & I[2]. sur l’arête, approcher de la base de la pyramide finale. Il y a eu une soudaine éclaircie, et toute l’arête sommitale et le pic final de l’Everest sont apparus. Mes yeux se sont fixés sur un petit point noir qui se profilait sur une petite crête de neige sous un ressaut rocheux de l’arête ; le petit point noir bougeait. Un autre point noir est devenu visible et est monté dans la neige rejoindre l’autre sur la crête[3]. »

Ces quelques lignes ne déflorent pas le suspens qui est aussi un ressort du récit qui se lit comme une enquête, presque un thriller, du début à la fin. Qui ignore aujourd’hui que Mallory a écrit à l’Everest les premières pages d’une aventure qui mérite d’être considérée comme une des plus glorieuses de l’alpinisme mais pas seulement.

Le silence…

Il faut insister sur cet apparent paradoxe : silence sur l’implication de l’armée anglaise et qui couvre aussi la mémoire des milliers de soldats anglais emportés dans la tourmente de la Grande Guerre en face du bruit de l’histoire et silence des trois expéditions face au bruit médiatique contemporain qui entoure souvent les expéditions dans l’Himalaya. Wade Davis a encordé son récit de l’épopée himalayenne à celle de la guerre de 14-18 qu’il tient comme l’un des ressorts principaux de l’incroyable volonté des hommes qui ont voulu conquérir le plus haut sommet de la planète.

Et il érige, presque un siècle plus tard, cette « improbable cordée » en une aventure indépassable, à la limite surhumaine, celle de l’héroïsme qui a conduit en 1921, en 1922 et en 1924 des alpinistes anglais, des scientifiques géographes, botanistes, naturalistes, des médecins, des photographes,… à explorer cette région de l’Himalaya encore inconnue, en tout cas dans ses plus hautes altitudes et aussi dans son cadre géopolitique et dans sa population.

Il serait possible de limiter un avis personnel à la lecture de ce livre à quelques considérations banales mais, qu’il me soit permis de refuser cette banalité qui ne rendrait pas justice à la qualité de l’écriture tant par le style que par la richesse des informations.

Et pour ne pas tomber dans l’auto-satisfecit je recommanderais à celui qui lira cette introduction de se précipiter pour lire l’original dont cette recension n’est qu’un pâle reflet.

Il faut remercier Les Belles Lettres d’avoir inscrit Les soldats de l’Everest à son catalogue.

On voudra bien m’excuser par avance pour la longueur de cet avis.

Il ne s’agit pas non plus, dans mon esprit, de donner cet avis personnel assorti d’une qualification mais de livrer, en suivant le fil des 13 chapitres, de l’épilogue et de la bibliographie annotée, quelques remarques, peut-être parfois un peu longues, sur les points qui m’ont semblé les plus marquants.

Et… s’il fallait donner une note elle serait à l’image de l’Himalaya : le plus haut sommet.

Première remarque sur le titre

Mallory ? Pourquoi lui seul dans le titre ? Sans doute est-il le seul qui participe aux trois premières expéditions, disparaissant à la troisième qui en est la triste conclusion. Sans doute est-il, mutatis mutandis, un des meilleurs alpinistes de son époque. Le serait-il aussi aujourd’hui avec les moyens d’aujourd’hui ? La question n’a pas de réponse et d’ailleurs a-t-elle un sens ?

Autour de lui et avec lui, ils sont nombreux ceux qui ont bâti la légende de l’Everest. Légende ? Au sens d’une aventure qui restera gravée dans tous les esprits qui s’intéressent à l’histoire de la conquête des montagnes sur les cinq continents.

Mais je répondrais, comme Mallory lui-même quand, au cours des tournées de conférences qu’il a faites après la deuxième expédition de 1922, il lançait à un de ses interlocuteurs : « Mais pourquoi l’Everest ? » … « Because it’s there. »… « Parce qu’il est là ! »

Mallory ? Parce qu’il était là,« the right man in the right place ». Mallory a été l’âme de cette aventure qui a su fédérer autour d’un projet commun des personnalités diverses au caractère bien trempé. Une âme, c’est ce qui donne la vie à un projet fou.

Comme l’indique le titre « Les soldats de l’Everest – La Grande-Guerre et la conquête de l’Himalaya », il existe, pour Wade Davis un lien consubstantiel entre la première guerre mondiale et l’entreprise himalayenne fondée sur quelques intrépides aventuriers anglais. Le premier chapitre, avec des flash-back au cours des chapitres suivants, positionne les premières lignes de la bataille pour la conquête de l’Everest sur le front de la Grande-Guerre dans le nord de la France. Des milliers de soldats anglais conduits par leurs officiers ont affronté avec un courage hors du commun, les champs de bataille du conflit et ont donné leur vie dans un combat parfois surréaliste. Je laisse à Wade Davis l’entière responsabilité de son interprétation … mais elle n’est sûrement pas dénuée de tout fondement !

Davis reviendra souvent sur ce lien au fil du récit dans lequel il tracera la biographie des protagonistes. Ce sera pour lui l’occasion de donner d’intéressantes précisions très documentées tirées des archives qu’il a consultées et dont il donne avec une précision chirurgicale les références dans un chapitre « Bibliographie annotée », d’une érudition remarquable. Précision « chirurgicale » est bien le qualificatif qui convient car les descriptions de ce qu’il est convenu d’appeler « les horreurs de la guerre » sont parfois insoutenables.  

Puisque le titre engage dans un même contexte la guerre et la conquête de l’Himalaya il est important de souligner quelques traits d’une importance historique capitale.

Dans le chapitre 5 « Mallory entre en scène », Wade Davis n’hésite pas sur les mots.

Mars-avril 1918 à Ypres, Mallory est sur place : un carnage. « Le dos au mur, et parce que nous croyons dans la justice de notre cause, chacun de nous se battra jusqu’à la fin[4] ». Les mots sont du Gal D. Haig dont il ne dresse pas un portrait flatteur et qui porte, selon lui, la lourde responsabilité d’avoir engagé le combat avec une conception surannée de la guerre en 1914. « Même le fusil lui était suspect. Ce qui comptait avant tout, à ses yeux, c’était le sabre et le cheval. … « Il faut accepter par principe, que le fusil, si efficace soit-il, ne puisse remplacer l’effet produit par la vitesse du cheval, le magnétisme de la charge et la froide terreur de l’acier« [5]. »

Et sur le traité de Versailles (28 juin1919) : « … négocié par les hommes qui avaient mis le feu à la civilisation en 1914, il acheva de trahir toutes les espérances. … C’était une paix pour en finir avec toute paix. … il trahissait tout ce pour quoi la jeunesse avait combattu et avait perdu la vie. … Ils savaient qu’il allait provoquer une autre guerre[6]. »

Wade Davis, ne prétend sans doute pas faire œuvre d’historien mais il est impossible de ne pas accorder de crédit à son interprétation.

Si l’Himalaya s’inscrit dans ce contexte si particulier sur le paysage de l’Empire britannique engagé dans la première guerre mondiale, l’aventure dans l’Himalaya pour conquérir l’Everest commence bien avant avec des expéditions exploratoires dans le nord de l’Inde. Ces expéditions s’aventurent dans des contrées encore très peu connues tant par la géographie physique et politique que par la culture. C’est en particulier le Tibet qui est l’objet d’un enjeu diplomatique compliqué entre l’Empire britannique par l’Inde interposée et la Chine. C’est tout un jeu qui se met en place dont les règles commencent à dessiner le paysage politique que nous voyons aujourd’hui. Ainsi, les intérêts diplomatiques et stratégiques des puissances concernées n’étaient-ils pas toujours en accord parfait avec les souhaits des sociétés organisatrices des expéditions et notamment de la Royal Geographical Society (RGS). Ainsi Charles Bell, agent britannique (political officer) dans cette région puis ambassadeur spécial au Tibet en 1920 écrit-il à F. E. Younghusband[7] : « … J’ai été contraint de m’opposer à l’exploration de l’Everest à travers le territoire tibétain. Mais grâce à mon séjour à Lhassa et aux discussions personnelles que j’ai pu avoir avec mes amis tibétains, les circonstances ont changé. » Et Wade Davis de préciser : « Il ne fait pas de doute que la permission donnée à la conquête de l’Everest ne fut qu’un petit élément d’une action diplomatique vaste et complexe, conçue et menée à bien par Charles Bell, et d’un accord de livraison d’armes sur lequel reposait l’avenir même d’un Tibet libre[8]. » Il ne faut pas se cacher que la découverte du toit du monde s’est  faite aussi en « martyrisant » le pays.

« Les Indes étaient le joyau de la Couronne, « la paon dans la cage d’or », et il était intolérable, pour les Britanniques, que la possession la plus précieuse de l’Empire fût encerclée et possiblement menacée par des terres montagneuses dont on ne savait presque rien[9]. » Le Ladakh, le Cachemire, le Sikkim, le Bouthan… aujourd’hui terrains de conquêtes pour les alpinistes contemporains étaient encore peu explorés. « Une ombre cependant planait sur tout cela : le Tibet[10]. » Cette ambition britannique permit néanmoins des découvertes passionnantes. Tout comme en Afrique, la Royal Geographical Society a engagé des missions d’exploration pour découvrir la source du Nil, l’Himalaya a été un territoire de conquête des Britanniques. Ainsi, un fleuve, le Yarlung Tsangpo, qui prenait sa source dans le Tibet occidental disparaissait dans l’Himalaya. Sur le versant indien sortait le Brahmapoutre, l’un des plus grands fleuves indiens. On doit à Kinthup en 1880 la confirmation que les deux fleuves n’en font qu’un seul après un dénivelé de 3600 mètres entre le Yarlung Tsangpo et le Brahmapoutre. La validation en est apportée en 1913 par des explorateurs dont l’un, Henry Morshead, fit partie, au titre de cartographe, des deux premières expéditions (1921 et 1922).

C’est ainsi que l’Himalaya entra dans les cartons de la diplomatie avec d’autres ambitions peut-être moins avouables, de l’Empire britannique.

La stratégie pour accéder à l’Everest interdisait le passage par le Népal et obligeait à entrer au Tibet. Si aujourd’hui la situation du Tibet est fixée mais reste toujours délicate depuis son annexion en 1965 par la Chine au titre de Région autonome, il n’en allait pas de même au début du XX° siècle quand les Britanniques commencèrent à s’intéresser à ce pays pour l’explorer et plus tard en faire la voie d’accès à l’Everest.  

Les principales difficultés initiales furent culturelles en plus d’être géographiques : il fallait « cartographier » le pays. Sa capitale, Lhassa, était enveloppée d’un grand mystère et, sans remonter aux siècles passés où seuls de rares religieux occidentaux avaient pu entrer dans la ville, il faut attendre 1904 pour que les Britanniques y installent un corps expéditionnaire. « Elle était là enfin (la ville de Lhassa), le but jamais atteint de tant de voyageurs épuisés, la dernière demeure du mysticisme occulte qui subsistât sur terre. Les ondes lumineuses du mirage s’effacèrent imperceptiblement pour faire apparaître les lointains contours de toitures dorées et de terrasses blanches vaguement éclairées…. Mais le rêve fut de courte durée. Lhassa serait une déception[11]. »

Ainsi est planté le décor qui sera celui des expéditions de 1921, 1922 et 1924. En même temps que la découverte d’une civilisation fortement imprégnée de religiosité que les Britanniques apprendront à connaître sans jamais vraiment la comprendre, les premiers explorateurs sont confrontés aux conditions locales de très haute altitude dont ils commencent à percevoir les effets, déjà connus mais à des altitudes moindres. « Le froid intense, la fatigue, le manque de sommeil et le régime alimentaire étaient des facteurs complémentaires mais le mal des montagnes était sans aucun doute provoqué par la privation d’oxygène. … Au sommet de l’Everest, à 8848 mètres, la pression atmosphérique est inférieure des deux-tiers à la pression au niveau de la mer[12]. » Les observations du Docteur Alexander Kellas[13] sont les premières de valeur scientifique qui font prendre conscience que l’Himalaya et a fortiori l’ascension de l’Everest sont un authentique défi auquel personne ne s’est affronté jusqu’alors. Kellas s’intéresse aussi aux populations locales qui allaient devenir les auxiliaires des expéditions jusqu’à aujourd’hui. « Auprès des Sherpas[14] il trouvait l’amitié, la camaraderie et la confiance qui ne se noue qu’entre ceux qui risquent ensemble leur vie sur des pentes glacées ou aux confins de terres inexplorées. En faisant l’éloge des Sherpas, il changea en tout cas, pour le meilleur et pour le pire, leur destin[15]. »

Et pour conclure sur les motivations des Britanniques à se lancer dans cette aventure : « Mon opinion sur le problème se formule comme suit. Nous avons manqué les deux pôles après avoir eu le contrôle des mers pendant 300 ans, et il ne faudrait pas que nous rations l’exploration du massif du Mt Everest alors que nous sommes depuis 160 ans la première puissance aux Indes. … J’ai bien peur de considérer l’Himalaya comme une chasse gardée britannique… Nous devons gagner cette guerre et bien sûr l’expédition est une affaire très secondaire[16]. » L’histoire montrera que Kellas, emporté par son enthousiasme devant ce qu’il considère comme « un défi scientifique et une mission personnelle » se trompe sur deux points essentiels : avec le temps l’Himalaya ne sera plus une « chasse gardée britannique » et, quant au caractère secondaire de l’expédition … la suite en fera la démonstration.

Wade Davis nous présente avec des détails biographiques de premier ordre tous les hommes qui ont voulu conquérir l’Everest.

Les critères de sélection des hommes se sont portés sur leurs qualités physiques, intellectuelles, morales …

Il fallait aussi convaincre pour obtenir les fonds nécessaires à cette ambition qui avait quelque chose de démesuré, à l’instar de l’objectif.

John Noel[17] au cours d’une conférence touche une corde sensible : « Au cours des dernières années on s’est de plus en plus intéressé à l’Himalaya et, maintenant que les pôles ont été atteints, on considère généralement qu’une tâche au moins aussi importante nous attend désormais, l’exploration et la cartographie de l’Everest. » … Ses yeux se fixèrent particulièrement sur des hommes en kaki, une trentaine ou plus, qui étaient dispersés dans le public, des soldats qui avaient, comme lui, vécu le massacre, le crachement des canons, vu les squelettes et les barbelés, les visages livides des morts. Eux seuls pouvaient comprendre ce que l’image de l’Everest était devenu pour un homme comme lui : une sentinelle au milieu du ciel, un lieu et une destination de rédemption et d’espoir, un symbole de continuité dans un monde devenu fou[18]. »

Les personnalités et les caractères des candidats potentiels étaient très différents… Le candidat idéal ? L’honneur voulait qu’il fût britannique : « Si George Mallory représentait l’idéal britannique …/…, George Finch avait grandi sur le caillou brûlé par le soleil de l’outback australien… c’était le genre d’individu que l’Empire avait été heureux d’envoyer au massacre mais qu’il était réticent à reconnaître comme l’un des siens[19]. »

La note britannique était donnée pour presque tous dans les « Les public schools britanniques, certaines aux traditions très anciennes , comme Eton, Harrow et Winchester, … . Le véritable objet de l’école et de l’université était de donner aux élèves un certain éthos, de leur apprendre une obéissance aveugle aux individus de rang supérieur, un penchant instinctif à dominer les inférieurs et, par-dessus tout, un air de supériorité qui était indispensable à la stabilité de l’Empire. … Des garçons issus des milieux les plus riches et les plus favorisés de Grande-Bretagne entraient dans des écoles ordinaires comme Winchester et y étaient dépouillés de toute identité. … Soumis aux caprices d’élèves plus âgés… les jeunes garçons apprenaient à se conformer de mille manières et à refouler leurs émotions derrière une cuirasse d’humour et de répartie. … Il ne fallait être ni trop lent ni trop intelligent. Les pleurs n’étaient pas permis. Et l’on ne parlait jamais de ce qui se passait derrière les portes closes[20]. »

Comme beaucoup des membres des expéditions Mallory avait connu les champs de bataille du Nord de la France. Mais c’est pendant ses études qu’il prend goût à l’escalade qu’il pratique en Angleterre et plus occasionnellement au cours de voyages, dans les Alpes. Mallory prend très vite goût à la montagne et fait figure d’une grande audace, dans un milieu encore largement dominé par des alpinistes britanniques. …

Les démarches et les préparatifs de la première expédition pour l’Everest étaient bien avancés et Mallory reçoit une lettre le 22 janvier 1921 de Percy Farrar, Président de l’Alpine Club : « Il semble qu’une tentative sera vraiment faite à l’Everest cet été. Les hommes devraient partir début avril et rentrer en octobre. Une envie[21] ? » Il hésitait encore. Il lui fallait se décider lui-même et aussi convaincre son épouse, Ruth. Finalement, une discussion avec Geoffrey Young, ami de longue date de Mallory, avec qui il effectua de nombreuses ascensions, décide de son avenir dans l’Himalaya … « Elle lui a dit d’y aller. »

Le 10 février 1921 Mallory confie à Young : « Je viens de me décider pour l’Everest… C’est sans doute une étape très importante pour moi… ».

« Deux mois plus tard, George Mallory voguait vers l’Inde …[22] »

L’expédition de 1921

L’expédition britannique pour la conquête de l’Everest était diversifiée et comptait sur ce qu’il y avait de plus compétent scientifiquement dans tous les domaines : l’exploration géographique, la botanique, l’anthropologie, la médecine, la photographie … tous alpinistes passionnés, à des degrés de pratique et compétence variables

Avant d’aborder l’action elle-même, les trois tentatives pour conquérir l’Everest, Wade Davis nous entraîne en même temps, comme il est logique, vers les populations du Tibet que ces premières expéditions ont engagées dans une aventure hors du commun qui va bouleverser leurs habitudes et les ouvrir sur la réalité occidentale non sans troubles ni inquiétudes. Mais n’en a-t-il pas toujours été de même dans les « chocs de civilisations » qui ont marqué l’histoire des cinq continents ?

Parmi les nations qui ont transplanté à distance de l’Europe une certaine vision de l’occident et du monde, l’Angleterre occupe une place vraiment originale dont le XXI° siècle porte toujours les stigmates. Il ne s’agit pas de prendre position pour ou contre une vision particulière mais de vouloir comprendre comment s’est construit l’Empire britannique avec toute son idiosyncrasie.

Ainsi ces expéditions ont-elles permis de pénétrer dans des territoires inexplorés et d’entrer en contact avec des populations, des cultures, des coutumes jusque-là peu connues voire inconnues.

Au cours de la première expédition (1921) dans un chapitre curieusement intitulé « La cécité des oiseaux », Wade Davis nous introduit dans ce que j’appellerais l’âme tibétaine et le bouddhisme qui devient la religion du Tibet à partir du VIII° siècle. C’est ainsi que, en même temps que l’expédition avance pour découvrir le massif Himalayen et ouvrir la voie vers l’Everest, ses membres découvrent les traditions qui en font toute l’originalité. Il faut accepter de sortir d’une vision un peu trop schématique voire simpliste de l’histoire du Tibet, qui soit plus respectueuse de la vérité historique et moins marquée par les idéologies contemporaines. On en respectera d’autant plus son authenticité. On ne va pas dans un pays pour le regarder avec des œillères ni des lunettes déformantes. Il est toujours intéressant d’observer les civilisations telles que nous les connaissons aujourd’hui sans extrapoler. On peut toujours apprendre de l’analyse de ce que l’on observe dans une civilisation déterminée en la mettant en parallèle avec d’autres sans en tirer de conclusions hâtives et surtout définitives. La civilisation n’est pas un moule dans lequel l’humanité est formatée mais l’humanité peut évoluer et les échanges sont toujours possibles entre les cultures. Il est vrai que les premières expéditions ont été confrontées à l’ésotérisme compliqué et mystérieux de la religion des Tibétains : les moulins à prières, la répétition litanique du mantra de compassion « Om maṇi padme hūm », les drapeaux de prière jaune, rouge, blanc, vert, bleu … Tout un rituel de sons et d’images auquel nous ont habitués les récits et reportages de toutes les expéditions himalayennes.

S’il apparaît capital de ne pas passer à côté de cet aparté religieux c’est que l’Himalaya, et notamment l’Everest, représentent pour les Tibétains des « lieux  saints ». A titre d’exemple Guru Rinpoché[23], fondateur du bouddhisme tibétain au VIII° siècle, avait transmis comme « message » pour guider les pèlerins s’avançant dans ces « territoires sacrés » cet avertissement : « … Faites que votre vision soit aussi haute que le ciel… que vos actes soient héroïques et confiants… Si vous n’agissez pas comme vous je vous le conseille, vous disgracierez le Bouddha[24]… »

Parallèlement à ces rencontres avec la spiritualité des lieux, l’expédition était aux prises avec les difficultés du terrain. Il est impressionnant de lire le luxe des descriptions dévolues à chacun des membres selon sa spécialité. On a aussi parfois du mal à suivre le trajet avec les allers et retours des groupes qui se forment au gré de la progression d’un camp à un autre. La simple lecture de ces détails descriptifs donne une idée de la précision et du travail qu’a supposé la rédaction des comptes rendus dans les conditions de haute altitude et sans les moyens électroniques d’aujourd’hui.

Une mention particulière doit être faite des lettres de Mallory à son épouse, Ruth, écrites, on peut l’imaginer, avec les moyens du bord, dans le froid, après des journées exténuantes.

Plusieurs circonstances ont compliqué les trois premières grandes expéditions britanniques. La méconnaissance de l’Himalaya, en dépit des explorations antérieures qui avaient effectué des relevés cartographiques de la région, et la situation géopolitique. Sans entrer dans les détails, l’Empire britannique s’est trouvé confronté à des conflits locorégionaux d’envergure dans lesquels il a été engagé avec les pays voisins, l’Inde et la Chine mais aussi les pays qui se partagent le massif himalayen : le Tibet où se trouve l’Everest, le Sikkim, le Népal, le Bhoutan. « La paix (de 1918) avait accouché du chaos, le monde de sa jeunesse tombait partout en ruines[25]. » Des bavures inacceptables ont été commises : en avril 1919, le massacre d’Amritsar qui outre son commanditaire, le général Reginald Dyer, a couvert de honte les autorités de l’Empire, mais a été malheureusement salué comme un haut fait d’armes par des personnalités reconnues comme Rudyard Kipling. « L’ombre d’Amritsar a fait pâlir le beau visage de l’Inde[26]. C’était le début de la fin du Raj[27], même si bien peu, à cette époque, en étaient conscients[28]. »

Avec les premières grandes expéditions himalayennes se pose la question de l’accès à l’Everest sous plusieurs rubriques : politique, géographique, humaine…

A l’arrivée des premiers Britanniques de l’expédition de 1921, « si le paysage était accueillant, la population ne l’était pas. Personne n’avait vu d’européen[29]. Ils pénétraient dans un des endroits les plus beaux et les plus sacrés du Tibet… Les Tibétains considéraient la vallée comme un gigantesque mandala[30]… »

Les Britanniques avaient déjà une certaine expérience des hommes qu’ils rencontraient dans les pays où l’Empire s’était déjà établi. Mais ils arrivaient ici avec des objectifs particuliers, dans une région en grande partie inexplorée et de plus ils étaient confrontés à la nécessité de transporter un matériel lourd sur de grandes distances, en l’absence de toute possibilité de transport « automobile » d’autant qu’il n’y avait évidemment pas de route. Les questions qui se posaient étaient le choix des hommes pour des fonctions diverses : des porteurs, des chefs capables de commander des hommes, des interprètes, des cuisiniers … dont il fallait comprendre la langue, l’esprit, les capacités physiques et mentales…

Tous les membres de l’expédition n’avaient pas la même sensibilité ni les mêmes capacités de compréhension à l’égard des populations. Il fallait aussi tenir compte de la spiritualité qui était la leur ainsi que de l’influence qu’avaient sur leur comportement leurs croyances et aussi les moines des monastères.

La première expédition terminée les membres se dispersent, chacun selon ses obligations.

Mallory avait eu l’idée de « ramener en Angleterre un porteur de l’expédition, Nyima, et en faire un domestique ». Il écrit à Ruth : « Je ne sais pas quel âge il peut avoir, environ 18… Il a un caractère parfait pour ce que je lui proposerais de faire. Il s’occuperait bien sûr de tous les travaux de l’arrière-cuisine et du nettoyage des sols, de porter le charbon, de couper le bois, d’allumer le feu dans la cuisine… Il porterait ce qu’il y a à porter -c’est un coolie[31] dont le travail est de porter-, … Il pourrait habiter dans une partie de la cave ou dehors dans la remise à charbon. … Eh bien, c’est un animal propre[32]… »

… On pourrait mieux faire comme fair-play que « cette proposition un peu dérangeante [33]».

Le bilan de la première tentative est très positif mais contrasté. De cette première expédition des enseignements précieux ont été tirés à partir des relevés topographiques complétées par des photographies[34]. Le récit de Wade Davis fourmille d’informations très circonstanciées et détaillées. Il est parfois difficile de s’y retrouver mais cela témoigne d’une relation d’une haute précision et d’un journal rigoureusement tenu des étapes de la progression. Par comparaison il faut bien admettre que les moyens de communication d’aujourd’hui, pour performants qu’ils soient, manquent de cette authenticité que donne, même a posteriori, une rédaction classique. Il ne manque pas de notes personnelles qui rendent compte de frictions des personnalités qui s’affrontent parfois avec une brutale dureté.

Une autre conclusion de l’expédition de 1921 est la rugosité qui s’est instaurée dans les relations entre les membres de l’expédition et les moines tibétains. Une opposition farouche d’une faction de moines tibétains s’est levée. Le motif en est le comportement de certains membres qui contrevenait aux modes de pensée propres des moines à l’égard de la nature : les animaux, la flore, les relevés topographiques au Tibet. Pour des motifs de « conviction religieuse » les moines du Tibet sont restés réticents vis-à-vis des expéditions. Les informations sont remontées auprès des autorités diplomatiques en place et notamment de l’ambassadeur spécial au Tibet, Charles Bell. Ces différends ne sont pas négligeables dans l’optique des futures expéditions envisagées après cette première qui n’a pas atteint son objectif, l’intérêt étant intact autant que le prestige au plus haut point de l’aventure himalayenne britannique.

Il faut aussi mentionner que cette expédition a vu disparaître l’un de ses membres éminents, le Docteur Alexander Kellas. Et Mallory de conclure : « Nous ne devons pas oublier que la plus haute montagne est capable de sévérité, une sévérité si terrible et fatale que les hommes avisés feraient bien de réfléchir et de trembler avant de franchir la seuil de cette formidable entreprise[35]. »

L’expédition de 1922

La recherche de nouveaux membres est l’occasion pour Wade Davis de nous replonger dans le contexte historique et la fureur de la guerre de 14-18. C’est aussi l’importance des conclusions tirées quant à la difficulté de s’adapter à la très haute altitude qui conduit à la suggestion de faire appel à des technologies nouvelles (pour l’époque) : le recours à l’oxygène. C’est l’innovation de l’expédition de 1922, qui doit beaucoup à Alexander Kellas, resté dans la paix de sa tombe « sur un coteau, juste au sud de Khampa Dzong, dans un endroit qui dominait les plaines du Tibet et donnait au loin, sur la grande muraille de l’Himalaya[36] ». Le docteur Kellas avait étudié l’influence de l’oxygène avant et pendant la guerre, et il était déjà connu que l’homme n’absorbait qu’une proportion réduite de l’oxygène raréfié dans l’atmosphère en haute altitude. On savait aussi par expérience que cette privation d’oxygène était cause d’un affaiblissement des capacités physiques et de la résistance et pouvait avoir pour conséquence une pathologie connue comme le « mal aigu des montagnes » dont la manifestation la plus grave et potentiellement hautement mortelle est l’œdème cérébral. Ainsi, mais avec des avis très partagés, l’assistance par l’oxygène s’est invitée dans le débat. Certains y étaient franchement opposés comme A. Hinks « seuls des vauriens se serviraient d’oxygène[37] » et Mallory lui-même en parlait comme d’une « hérésie condamnable[38] ». C’est la première fois que John Noel parle du « monde mort de l’Everest[39] ». Mais pour utiliser l’oxygène il était nécessaire de disposer d’un appareillage adéquat portatif, de bouteilles en acier et d’un masque. La curiosité était que « le problème était moins technique qu’esthétique[40] ».

Il faut lire Wade Davis raconter avec minutie… comme s’il y était, l’expédition de 1922 qui vit les alpinistes G. Finch et Mallory arriver au pied des ultimes difficultés de la pyramide sommitale de l’Everest. Le record d’altitude, jusque-là détenu par Louis-Amédée de Savoie, Duc des Abruzzes[41] avec 7698 m est battu avec 8230 m.

La première expédition nous avait déjà mis en présence des difficultés de tous ordres. En 1922 les ascensionnistes sont aux prises avec des obstacles liés aux conditions extrêmes de l’altitude : le froid, le matériel peut-être très perfectionné pour l’époque mais très insuffisant tant pour le vêtement, la nourriture, la protection contre des vents en furie … qui dépassent l’entendement à la lecture. Le récit est haletant … presque un thriller psychologique.

Et alors que l’expédition de 1922 est confrontée à des difficultés hors normes … Londres s’impatiente du manque de nouvelles !

Cette deuxième expédition est malheureusement endeuillée par la perte de sept Sherpas emportés par une avalanche qui précipite son terme. Le 5 juin 1922, vers 13h30… La précision d’un journal de bord, … la « boite noire » de l’expédition ! Une épreuve pour tous. Malllory, dévasté, écrit : « Je suis très abattu par l’accident. Sept de ces hommes braves ont été tués, qui ignoraient  totalement les dangers de la montagne. Comme des enfants confiés à nos bons soins. C’est ma faute[42] ». H. Somervell quant à lui éprouve un sentiment d’injustice : « Je me souviens très bien des pensées qui me tenaillaient. N’avaient été tués que des Sherpas et des Bhotias -pourquoi, oh pourquoi aucun de nous, les Britanniques, n’avait-il partagé leur sort ? J’aurais été heureux à ce moment-là d’être avec eux, mort dans la neige. Ne serait-ce que pour donner à ces bons gars qui avaient survécu le sentiment que nous partagions leur perte comme nous avions partagé les risques[43]. »

NB : Les Bothias sont les populations tibéto-birmanes du Sikkim, du Bouthan et de Népal

Ainsi se terminait tragiquement l’expédition de 1922. Chacun rentrerait chez lui avec le goût amer de l’échec. Ils n’en sortiraient pas tous indemnes physiquement et psychologiquement. Le Docteur Tom Longstaff[44] confiait avec une certaine amertume : « Au nom du ciel, grimpez cette diablerie, et revenons à l’alpinisme[45] ».

De 1922 à 1924

La catastrophe de la mort de sept Sherpas est très durement vécue. Longstaff très éprouvé aura des mots très durs : « Mallory est un gamin très courageux, il n’est pas fait pour être responsable, même pas de lui-même. Somervell[46] est le jeune le plus mondain et le plus vaniteux que je connaisse. Il était prêt à risquer sa vie à la moindre chance de succès[47] ». Sans doute Longstaff pousse-t-il un peu trop loin la critique mais il manifeste la lucidité que tous avaient quant aux risques qu’ils couraient eux-mêmes et faisaient courir à d’autres.

Theodore Howard Somervell[48]

 (British, 1890–1975)

Everest from the Western Cwm, 1944

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Theodore Howard Somervell[49]

 (British, 1890–1975)

Kangchenjanga above the clouds

L’après 1922 reposa une nouvelle fois la question : à quand une nouvelle expédition ?

Le bilan restait à dresser sur tous les plans : financier, humain, psychologique, …

Il restait à promouvoir l’enseignement à tirer des deux expéditions pour envisager une suivante. Les expériences, les documents notamment photographiques, ont été mis à contribution pour des séries de conférences. Après s’être férocement opposé à Arthur Hinks au sujet des droits à utiliser les documents photographiques, Mallory entreprit une tournée de conférences aux États-Unis et au Canada. Il décrit New-York « un geste magnifique tracé dans un grand vide[50] ». Un jour qu’on lui a demandé pourquoi il voulait gravir l’Everest, il répond : « Because it’s there !51] ». Toujours à propos de l’Everest il écrit : « L’Everest est la plus haute montagne du monde et aucun homme n’en a gravi le sommet. Son existence est un défi. La réponse fait partie, je suppose, de la part instinctive de l’homme de conquérir l’univers[52] ».

La prochaine expédition se profilait en 1924

Un tournant de l’histoire de l’alpinisme se dessine quand les tournées de conférences et de projections des films des deux précédentes commencent à devenir rentables.

« La conquête du point culminant du globe passait de l’aventure impériale à l’entreprise commerciale[53] ». 

Comme pour les précédentes allait se poser la question du choix des participants.

Sans entrer dans les détails du casting, l’issue de la troisième expédition reposera a posteriori des questions sur sa pertinence.

Le choix de Sandy Irvine, 22 ans, peut sembler étonnant : son jeune âge, son expérience limitée de la montagne. Les critères qui l’ont emporté pour son choix sont ses capacités physiques naturelles et son endurance que Noel Odell avait pu tester dans une expédition universitaire au Spitzberg. La Grande Guerre une fois de plus s’invite dans l’histoire. Contrairement aux autres, Irvine n’avait pas connu la guerre qui s’est terminée quand il avait 16 ans. Un de ses cousins était mort en France. Son frère avait été gravement brûlé au cours d’une explosion pendant les combats. Les autres candidats proposés avaient soit perdu un proche soit participé aux combats. La jeunesse d’Irvine était une sorte d’exorcisme des horreurs de 14-18. De plus, il démontrera des qualités d’inventivité et de bricoleur génial avec les appareils à oxygène qu’il était prévu d’utiliser en haute altitude.

Noel Odell, le photographe, a fait preuve d’innovation avec les pellicules, les appareils, les objectifs et toute une technique permettant de prendre des photographies et de réaliser des films d’une qualité exceptionnelle pour l’époque et dans les conditions d’altitude extrême.

L’expérience des deux expéditions antérieures avait aussi été exploitée pour l’intendance. La planification avait été ajustée pour éviter la mousson qui avait causé tant de dégâts en 1922. Il ne manquait pas de l’original de service, Edward Shebbeare : naturaliste, polyglotte. « Il était et sera toujours un bourreau de travail, et avec lui l’inconfort ne compte pas[54]. »

Le chef d’expédition initial, le Général Charles Bruce, dut renoncer sur place. Il est remplacé par Edward Norton. Charles Bruce avait en 1922 rédigé une dépêche laconique : « Il n’y a qu’une seule règle dans l’Himalaya. Si tu as un doute, n’y va pas[55] ».

Il renonçait pour raison de santé. L’expédition était prête pour la troisième tentative.

Dès le début de la troisième expédition les conditions climatiques sont très rudes, épouvantables, à la limite du supportable. Des températures polaires avec du vent qui souffle en tempête. Manque de nourriture, nuits sans sommeil, parfois sans abri. Les allers et retours entre les différents camps imposent un travail considérable, source de fatigue jusqu’à l’épuisement. Les Sherpas, pourtant déjà naturellement conditionnés aux circonstances sont mis à rude épreuve : gelures, mal des montagnes, … Deux d’entre eux meurent. Wade Davis écrit, d’après les informations recueillies, à propos de la mort de l’un d’eux, Mandabahadur : « il avait perdu toute sensibilité jusqu’à hauteur des hanches, et ses pieds étaient noirs et putrides. Il tint deux semaines avant d’expirer le 25 mai, victime, en un sens, de l’obsession du sommet de Mallory ou, tout au moins, du fait qu’il n’avait pas veillé à l’équipement des porteurs du camp III[56]   ».

Une cérémonie religieuse tibétaine rituelle est organisée au monastère de Rongbuk. Les sahibs britanniques y participent. « Le lama dit aux porteurs d’obéir aux Britanniques et de travailler dur sur la montagne ; il leur assura qu’il prierait pour eux. » Le Docteur Hingston commente : « De notre point de vue c’était le principal objet de la cérémonie, car les porteurs étaient découragés par les dures épreuves qu’ils avaient traversées[57] ». Les alpinistes qui assistent à la cérémonie expriment des sentiments très divers : Mallory ne la mentionne même pas dans un courrier à Ruth. John Noel la filma du haut d’un toit. Sandy Irvine observe avec une curiosité bienveillante. Bruce et Norton sont satisfaits qu’elle ait réconforté les porteurs. « Mais une incertitude habitait secrètement les hommes de l’expédition… Nos forces, dit Somervell, avaient été considérablement réduites, et au lieu d’être forts et en forme comme pour l’ascension de 1922, nous étions faibles et presque invalides[58] ».

L’expédition prit des risques insensés ! Le récit montre que les conditions et le froid intense rendaient l’expédition presque inhumaine. En 1924 l’expédition tient de la folie tant les conditions sont éprouvantes au physique et au moral. Il est admirable de lire ce récit riche de détails qui laissent quand même admiratif le lecteur : quand et comment les protagonistes ont-ils écrit leur «rapport» d’expédition ? La volonté d’aller jusqu’au bout tient de l’entêtement voire de l’orgueil de ne pas renoncer. Et tout cela pour l’honneur de l’Empire ! Les alpinistes sont de plus en plus conscients que l’entreprise est à très haut risque … la mort presque la seule issue. Dans de telles conditions il est vraiment héroïque d’avoir laissé des témoignages écrits, des lettres ! « Les alpinistes admiraient les Sherpas, mais ils ne faisaient guère d’efforts pour comprendre leur monde. Younghusband[59] avait dit un jour que vivaient au pied de l’Everest des centaines de Tibétains qui auraient pu gravir le « sommet d’une année à l’autre ». Or le fait est qu’ils ne le font pas. Ils n’en ont même pas le désir. Ils n’ont pas l’esprit[60]. »

Quel contraste entre le physique des Sherpas et le mental des anglais qui fait comprendre pourquoi les seconds veulent atteindre un sommet que les premiers seraient mieux à même de gagner !

Quelques-uns cherchent à mieux comprendre l’âme tibétaine. « De tous les membres de l’expédition, c’est le bon docteur Hingston qui sentait le mieux ce qu’il pouvait y avoir de sublime dans la façon d’être des Tibétains[61]. » Il fait une rencontre surprenante : un ermite dans « un ermitage authentique mais bien triste, dans des montagnes froides et désolées, à 5200 mètres d’altitude. … Il considère sans doute notre tentative de gravir le mont Everest comme nous considérons son incarcération. Nous nous regardons mutuellement comme des êtres futiles et ridicules, mais nous avons pourtant un même mérite et nous sommes d’une valeur égale…[62] ».

La fin de cette expédition a des airs de Bérézina.

Le contexte fait ressortir des descriptions parfois burlesques tel l’accoutrement de Norton : « … Je portais une veste et des culottes de laine, une épaisse chemise de flanelle et deux pulls sous un knickerbocker léger en gabardine coupe-vent… une paire de chaussures de feutre et de cuir, dont la semelle était équipée des habituels clous Alpine. Je portais par-dessus tout cela une gabardine coupe-vent « Shackelton » de chez Burberrys…. Un énorme cache-nez en laine complétait mon costume[63] ».

On comprend la surprise à la découverte du corps de Mallory en 1999 et les conclusions de Reinhold Meissner[64].

La photographie de couverture du livre, l’expédition de 1924, cliché de John Noel, est la meilleure illustration de cette description qui a quelque choses de joyeusement comique. A noter le sourire communicatif de Sandy Irvine.

L’expédition de 1924 photographiée par John Noel 

Il faut saluer l’exploit du photographe « officiel » pour saisir des clichés en 1924 à 8000 mètres d’altitude.

Les dernières images de Mallory et Irvine captées par la pupille d’Odell sont « un petit point noir qui se profilait sur une petite crête de neige sous un ressaut rocheux de l’arête ; le petit point noir bougeait. Un autre point noir est devenu visible et est monté dans la neige rejoindre l’autre sur la crête[65].» La suite est écrite au conditionnel.

« En quittant le camp, Mallory et Irvine auraient mis leurs masques… Leur route les aurait menés le long d’une diagonale ascendante juste en-dessous de la crête de l’arête nord-est…. A partir de là ils auraient pu traverser pour suivre la voie de Norton dans le couloir ou continuer jusqu’à l’arête. Mallory, naturellement choisit l’arête…. Derrière … le premier ressaut, l’arête nord-est continue à monter jusqu’au deuxième ressaut… Une fois ces ressauts surmontés, la voie jusqu’au sommet est ouverte et dégagée, sans obstacle sérieux, mis à part l’épuisement, l’altitude et l’exposition[66]  

Nous sommes le 8 juin 1924.

Pour aller plus loin : https://i.guim.co.uk/img/static/sys-images/Observer/Pix/pictures/2013/11/22/1385159900576/George-Mallory-and-Andrew-006.jpg?w=620&q=55&auto=format&usm=12&fit=max&s=6a1fae0a57915470d3097a8a9d4417e9

« Le dimanche 15 juin, Norton fit brûler le surplus de vivres et de matériel. En début de soirée, les alpinistes et les porteurs se réunirent tous autour d’un cairn commémoratif. C’est un monument…, où étaient gravés les noms des morts : 1921 Kellas, 1922 Thankay, Sangay, Temba, Lhapka, Pasang Namgyn, Norbu et Pema ; 1924 Mallory, Irvine, Shamsherpun et Manbahabur. Il se dressait sur une moraine, la face nord de l’Everest en arrière-plan. »

Avant de quitter cette vallée du versant tibétain de l’Himalaya, certains « se glissèrent dans la salle de prière au milieu d’un service religieux dans le monastère de Rongbuk. … Nous ne pouvions comprendre un mot de ce qui était dit. C’était un accord instinctif avec le sérieux de leur consécration[67]… »

« Il était assez facile de comprendre que la mort est le prix de la vie, et que, pourvu que le paiement soit acquitté promptement, l’échéance n’a pas d’importance. Il y avait là-haut, quelque part, dans cet immense espace de glace et de roc, deux formes immobiles. Hier, avec toute la force de leur volonté d’une virilité parfaite, ils jouaient à un jeu grandiose : au rêve de leur vie[68]

Epilogue

Trois expéditions … Trois échecs ?

D’abord quelques mots du contexte dans lequel se déroule l’annonce. Le légendaire flegme britannique peut-il expliquer voire excuser la froideur avec laquelle la nouvelle est reçue et transmise ?

19 juin : « Comité profondément désolé reçu mauvaises nouvelles expédition Everest Norton câble ce jour votre fils et Mallory tués dernière ascension reste rentre sauf Président et comité offrent profonde sympathie Hinks[69]. » Télégramme adressé à la famille de Sandy Irvine.

Le même télégramme, en inversant simplement l’ordre des noms, est adressé à Ruth Mallory. L’édition du Times relate la nouvelle. La veille un journaliste lui avait rendu visite pour éviter à Ruth « le choc et la honte d’apprendre la mort de son mari[70] ».

Les grands journaux rendent compte de la nouvelle dans un langage qui rappelle celui d’une guerre : « Tragédie au Mt Everest … » dans le Times, « Mallory et Irvine tués dans l’assaut final » Daily Graphic, « L’effroyable tragédie » The Sphere … ou encore « Le combat avec l’Everest », « Un triomphe déjoué par la mort », « La bataille de l’Everest : le lourd tribut de la montagne ».

On a l’impression que c’est tout l’Empire lui-même qui exprime le dépit… voire un sentiment d’humiliation devant la « défaite ». Jusqu’au roi George V qui salue l’héroïsme « des deux courageux explorateurs[71] ».

Mais l’émotion passée il restait une question : « Irvine et Mallory étaient-ils morts pendant l’ascension ou pendant la descente ? Avaient-ils conquis leur ultime objectif ou étaient-ils disparus dans le vide sans atteindre ce que Mallory appelait « le sommet de nos désirs[72]? » 

Les membres de l’expédition avaient eu le temps de méditer sur les faits et avaient convenu de retenir l’hypothèse d’une chute fatale. Seul Odell, qui avait vu « les deux points noirs » quand il se trouvait lui-même à 600 m au-dessous de l’arête, voulait se persuader d’une fin glorieuse. « Il aimait à croire que Sandy Irvine, son jeune protégé ne gisait pas, sanglant et brisé, sur les rochers du Rongbuk, mais le corps intact, enveloppé et engourdi par le froid, son aîné à ses côtés. … Ils s’étaient évanouis dans un monde connu d’eux seuls[73]. »

Et aujourd’hui ?

Peut-on parler de catastrophe ? Les victoires sont parfois teintées de la couleur rouge du sang mais c’est le don que l’homme fait à la nature… celui de sa vie. Pour une goutte de sang versé quand l’aventure humaine a été grandiose et à la mesure de cette nature qui le dépasse sans l’anéantir, il n’y a ni vainqueur ni vaincu mais deux adversaires qui se serrent respectueusement la main.

Il y a des « défaites » qui valent bien des victoires.

Le 17 octobre 1924 fut l’occasion d’une « catharsis nationale ». « Le roi George V, le Prince de Galles, le duc d’York et le duc de Connaught se joignirent à une foule endeuillée à la cathédrale Saint-Paul. L’éloge funèbre rendu par l’évêque de Chester reprend la dernière vision d’Odell : « C’est la dernière fois que vous les avez vus, et la question de savoir s’ils ont atteint le sommet reste encore incertaine ; elle sera résolue un jour. … Cette dernière ascension, et le beau mystère de sa grande énigme, représente bien davantage qu’un effort héroïque pour gravir une montagne, fût-ce la plus haute du monde[74] ».

Mallory and Irvine Memorial at Chester Cathedral

Il est regrettable que l’exploitation cinématographique malencontreuse des expéditions et notamment de la dernière, tourne à l’incident diplomatique avec le Tibet car la vision folklorique des cérémonies tibétaines, à juste titre, scandalise les autorités religieuses.

Un impact non négligeable de l’évolution politique dans la région a ruiné la possibilité de mener à bien les réformes envisagées au Tibet. Elles ne purent avoir lieu, la Chine envahit le Tibet en 1949 et anéantit l’idée d’un Free Tibet. La principale conséquence pour les futures expéditions sera la fermeture de l’accès à l’Everest par la face Nord, sur le versant tibétain. Ainsi depuis le début la conquête du plus haut sommet est-elle conditionnée à la géopolitique. Un symbole ?

Et si l’Everest avait d’emblée été accessible par le Népal ? …

Et on connaît la fin … qui n’est qu’un nouveau commencement, de l’histoire : le 29 mai 1953, E. Hillary et Tenzing Norgay sont au sommet de l’Everest. L’événement est provisoirement occulté par un autre sommet, politique toujours, et aussi médiatique : le couronnement de la reine Elisabeth II.

https://secure.i.telegraph.co.uk/multimedia/archive/02574/everest-sherpa-hil_2574399c.jpg

En 1999 la découverte et l’identification formelle du corps de G. Mallory relance le débat. A la suite de cette découverte des himalayistes patentés avec des moyens autrement performants et les techniques actuelles estiment peu probable la conquête de l’Everest en 1924. D’après les observations qui ont pu être faites sur le corps identifié comme étant celui de G. Mallory, il s’est fracturé la jambe et peut-être le crâne.

On peut retrouver dans d’excellents articles les dernières conclusions : http://www.alanarnette.com/blog/2013/02/27/everest-2013-the-continuing-search-for-malloy-irvines-camera/ – http://montagne.glenatlivres.com/livre/mallory-irvine-9782723433402.htm – http://articles.latimes.com/2010/aug/08/entertainment/la-ca-conversation-20100808[75]

« La mort est une barrière si fragile ici que nous la traversons vaillants et souriants chaque jour[76]. » Ils avaient si souvent vu la mort que la vie leur importait moins que le moment où ils se sentaient vivants[77]. »

Laissons le dernier mot à George Mallory :

« On doit vaincre, réussir, gagner le sommet ; il faut connaître la fin pour savoir qu’on pourra y arriver, qu’il n’est pas de rêve qu’on ne puisse tenter de réaliser. Est-ce là le sommet qui couronne une journée ? Comme il est frais et calme ! Nous n’exultons pas, mais nous sommes ravis et joyeux, gravement étonnés. Avons-nous gagné un royaume ? Aucun, sauf nous-mêmes. Nous avons atteint à une satisfaction complète, accompli une destinée… Lutter et comprendre, jamais l’un sans l’autre, telle est la loi. Ainsi nous n’avons fait qu’obéir à une loi ancienne ? Oui, mais c’est la loi suprême et nous comprenons un peu plus[78]. »

Et signalons pour terminer et aller jusqu’au terme de l’aventure d’écriture de Wade Davis l’excellente bibliographie annotée digne d’une thèse scientifique qui est une mine d’informations. J’en extrais seulement une : on doit à J. Nehru la création à Darjeeling du HMI, Himalayan Mountaineering Institute[79] dès les premières ascensions britanniques.

… et un index très complet des noms de personnes, de lieux, d’institutions avec, pour les personnes les plus importantes, les références paginées des événements marquants.

Les soldats de l’Everest, Mallory, la Grande Guerre et la conquête de l’Himalaya, Les Belles Lettres : un Everest littéraire ? Peut-être ! En tout cas un des 8000 mètres de l’Himalaya en littérature de montagne.

Calamus

2018-04-02

[1] M : Mallory

[2] I : Irvine

[3] p. 436 Noel Odell in Journal écrit sur place quelques jours après le 8 juin 1924. Il est remonté jusqu’au dernier camp (VII) d’où sont partis Mallory et Irvine.

[4] p. 157-158

[5] p. 13 Manuel Cavalry Training, 1907

[6] p. 161

[7] Francis Edward Younghusband était un lieutenant-colonel de l’armée anglaise et un explorateur. Il est connu principalement pour ses périples en Extrême-Orient et en Asie centrale et leur relation. Son nom est attaché à celui de l’expédition militaire britannique au Tibet de 1903 à 1904 qu’il conduisit en tant que Commissaire aux affaires de la frontière tibétaine (Commissioner for Tibetan Frontier Matters), et au massacre de soldats tibétains qui se produisit à Guru.

[8] p. 100

[9] G.N. Curzon p. 39

[10] ibidem

[11] ibidem, p. 48-49

[12] ibidem, p. 63

[13] Mort en 1921 au cours de la première expédition

[14] Sherpa signifie peuple venant de l’est. Les Sherpas sont originaires du Kham, une province située dans le sud-est du Tibet. Arrivés au Népal vers le milieu du XVIe siècle, ils se sont installés dans la région de l’Everest. Ils ont conservé l’essentiel de leur culture tibétaine et parlent un dialecte issu de la famille des langues tibéto-birmanes. http://www.zonehimalaya.net/Sherpa/sherpa.htm

[15] ibidem, p. 64

[16] p. 65 A. Kellas, à A.F.R. Wollaston, 22 février 1916

[17] Membre de l’expédition, le réalisateur et explorateur aguerri John Noel était spécialement équipé de caméras et de téléobjectifs conçus pour filmer à des altitudes jamais atteintes. Le documentaire étonnant qu’il tira de ces prises de vues si chèrement obtenues est un vibrant hommage à l’ambition des deux alpinistes ainsi qu’à l’invaincue et majestueuse montagne. Mais au-delà du compte rendu de l’exploit de ses compatriotes, John Noel fit preuve d’un talent exceptionnel en filmant les Tibétains et le monastère de Rongbuk, nous délivrant des images d’une rare valeur ethnographique.

[18] p. 70-71

[19] p. 104

[20] p. 135

[21] p. 162

[22] p. 162

[23] Encore connu sous le nom de Padmasambhava, le Maître des maîtres, « né lotus » a été déifié par le peuple tibétain

[24] p. 205

[25] p. 238

[26] Duc de Connaught, frère du roi Edouard VII

[27] Le Raj britannique, –British Raj (l’Empire britannique en anglo-hindi)- est le régime colonial britannique que connait le sous-continent indien de 1858 à 1947

[28] p. 238

[29] p. 240

[30] p. 242 Mandala : terme sanskrit signifiant cercle, et par extension, sphère, environnement, communauté. Dans le bouddhisme, il est utilisé surtout pour la méditation.

[31] Coolie : Asiatique qui s’engageait comme travailleur salarié dans une colonie

[32] p. 264-265

[33] p. 264

[34] http://www.everest1953.co.uk/1921-1953

[35] p. 299

[36] p. 184

[37] p. 311

[38] idem

[39] idem

[40] cf. p. 313

[41] En 1909, il tente le K2 (8 611 m) au Pakistan, atteint 6 600 m d’altitude, avant de devoir changer son objectif. Il se retourna vers le Chogolisa, culminant à 7 665 m, où il fut stoppé à 7 498 m d’altitude par le mauvais temps, le 17 juillet 1909. 

[42] p. 360 Lettre à F. Younghusband

[43] p. 358

[44] Grand voyageur, Tom George Longstaff a l’occasion entre autres de visiter vingt fois les Alpes, six fois l’Himalaya, cinq fois l’Arctique, deux fois les montagnes Rocheuses et une fois le Caucase. Ainsi, en 1909, il visite la partie orientale du Karakoram, traverse le Saltoro et découvre le glacier de Siachen et le groupe du Teram Kangri (7 462 m). Dans le Caucase, il effectue bon nombre de premières. En 1922, il est chef-adjoint de l’expédition britannique à l’Everest dirigée par le colonel Charles Granville Bruce

[45] p. 362

[46] http://everestbookreport.blogspot.fr/2012/05/after-everest-by-t-howard-somervell.html

http://mountainworldproductions.com/wp/2014/06/everest-1924-forgotten-chapter.html

[47] p. 364

[48] http://www.mountainpaintings.org/T.H.Somervell.htm

[49] http://www.mountainpaintings.org/T.H.Somervell.html

[50] p. 374

[51] p. 375

[52] p. 375

[53] p. 369 sq.

[54] p. 388

[55] p. 396

[56] p. 410

[57] p. 411

[58] p. 412

[59] En 1903, au cours d’une opération militaire au Tibet, le Colonel Britannique Francis Younghusband s’approcha de l’Everest jusqu’à en apercevoir son versant nord, dont il ramena quelques photos

[60] p. 423

[61] p. 423

[62] p. 423

[63] p. 426

[64] Reinhold Messner, Ma vie sur le fil, Glénat, 2005

[65] p. 436

[66] p. 436

[67] p. 443

[68] p. 444

[69] p. 445

[70] p. 445

[71] p. 446

[72] p. 446

[73] p. 446

[74] p. 449

[75] … sans conflit d’intérêt !

[76] D’après la bibliographie annotée, ces mots sont cités, extraits d’une lettre à sa famille de Billy Grenfell, 25 ans, tué le 30 juillet 1915 dans le nord de la France, à Hooge, dans une charge suicidaire. Son frère Julian, était tombé le 29 mai à Ypres. La  « Grande Guerre » ! Encore et toujours.

[77] P. 459 Les dernières lignes de cet excellent livre.

[78] George Mallory, Alpine Journal, vol. XXXII, septembre 1918

[79] https://hmidarjeeling.com/