Horloge révolutionnaire.3

Horloge révolutionnaire.4

Horloge révolutionnaire 1793-1795

« L’homme est la résultante de causes qui n’avaient pas prévu les effets qui en découleraient : son origine, son développement  ses espoirs et ses craintes, ses émotions et ses convictions ne sont que le produit d’associations d’atomes accidentelles  Aucun feu, aucun héroïsme, aucune pensée ni aucun sentiment aussi intenses soient-ils, ne peuvent préserver une vie au-delà de la tombe… Tout le labeur effectué au cours des âges, toute la ferveur, toute l’inspiration, toute l’éclatante expression du génie humain, sont voués à disparaître dans l’extinction générale de notre système solaire, et tout l’édifice des réalisations humaines sera inévitablement enfoui sous les décombres d’un univers en ruines — cela n’est pas absolument indiscutable, mais si près d’être certain qu’aucune philosophie ne peut espérer perdurer si elle rejette ces notions[1]

Mon cher Charly,

Le temps a trop longtemps passé depuis mon dernier courrier et il est juste que je reprenne la main après les semaines que nous avons vécues.

Beaucoup d’événements se sont produits dont il est essentiel que nous tirions l’enseignement qui convient pour faire avancer nos affaires.

Le plus urgent est de ne pas prendre de retard pour mener à bien la mission que je t’ai confiée pour entraver l’action des « soldats » de l’ennemi qui a pris une nouvelle orientation avec l’élection de son nouveau représentant.

Ainsi il s’appelle François. Tout un programme ! Nous y reviendrons car il faudra prendre des mesures adaptées à cette nouvelle personnalité à laquelle est échue la responsabilité terrestre des affaires de l’ennemi.

Pour l’heure permets-moi de te rappeler à l’actualité en Fhollandia.

Elle est plurielle, pour emprunter à la sémantique des créatures stupides un adjectif qui leur plaît beaucoup et qui veut dire tout et le contraire de tout. Cet adjectif accolé à n’importe quel concept semblerait démontrer qu’on est « aware » ou, si tu veux, à la page. Ainsi ils s’imaginent qu’ils font preuve d’ouverture d’esprit … mais si tu regardes les résultats ce n’est pas brillant. Tu devras compter sur cette disposition bien commode pour semer la zizanie. Dont acte.

Voilà mon propos pour aujourd’hui : tu vas recevoir des directives pour différentes situations et tu devras élaborer ta stratégie pour remplir ta mission mais auparavant il m’apparaît nécessaire de parfaire ton éducation culturelle afin de mieux comprendre comment fonctionne le monde où tu vas faire ton stage pratique.

Avant d’entrer dans le détail concret de ta mission je souhaiterais t’entretenir d’une notion qui te sera très utile. Je veux parler de la « modernité ». Je mets des guillemets car c’est un concept ambigu, affligé de la prétention de recouvrir des situations très diverses, que seul le mot rassemble mais qui n’ont pas grand-chose à voir entre elles. La citation qui introduit ce courrier est à mon sens une heureuse synthèse de tout ce qu’apporte la modernité dans la pensée contemporaine.

L’important pour toi est de te convaincre que la modernité exerce une étonnante fascination sur les abjectes créatures, ce qui nous donne un grand avantage et beaucoup d’occasions de les entraîner sur notre terrain par la méthode dans laquelle nous excellons depuis longtemps : la tentation.

« L’homme moderne, dit Paul Valéry, est l’esclave de la modernité : il n’est point de progrès qui ne tourne pas à sa plus complète servitude. » Tu te rendras vite compte qu’ils ont un tel attrait pour la liberté qu’ils ne se rendent même pas compte que leurs chaînes s’appellent « liberté de pensée ». Ils en ont même fait des mouvements qui se revendiquent tous des principes puisés dans la mouvance libertaire. Retiens bien cette observation, elle est un des secrets de notre efficacité et tu devras toujours entretenir leur aspiration à être libre. Si tu veux mon avis, c’est peut-être l’erreur majeure de l’ennemi de leur avoir donné cette capacité.

Accorde-moi de te donner quelques instructions à propos de la modernité.

Au-delà d’un concept sociologique ou politique la modernité est une mode qui habille la civilisation et qui s’impose avec la prétention de s’opposer à ce qui avait cours avant, à savoir « la tradition ». Par tradition on comprend toutes les autres cultures antérieures dites traditionnelles. Ces cultures atomisées, selon une grande diversité géographique et humaine et avec tous les symbolismes qui s’y attachent, s’opposent à la modernité qui s’individualise par son unité, son homogénéité, et qui irradie, tel un nouveau soleil, dans toutes les directions du monde connu à partir de l’Occident.

La modernité s’inscrit sur un mode sujet à variations qui mêle le mythe et la réalité dans tous les domaines et engendre finalement une grande confusion. Mais son champ d’action est presque universel et englobe des secteurs aussi variés que la conduite d’un État moderne, les arts, la littérature, le théâtre et le cinéma, la peinture, la musique moderne, le mode de vie, les mœurs et les idées et finalement le quotidien.

Le poids de la modernité est imposant et, il faut bien l’avouer, il est presque impossible aujourd’hui de se faire entendre si on ne passe pas par les fourches caudines de cet impératif culturel incontournable : avant il y avait la tradition, désormais il faut compter avec la modernité.

Et pourtant elle reste une notion aux contours plutôt indéfinissables qui, in fine, emprunte beaucoup à  la tradition que pourtant elle rejette comme dépassée. Elle s’arroge un pouvoir usurpé et prétend apporter sur toute chose du nouveau : un « système de valeurs » qu’elle invente et qui lui donnerait ses lettres de noblesse. Si je voulais la dénigrer je dirais qu’elle est une « idéologie », mais la perversion qu’elle introduit dans le jugement et le comportement des créatures te sera des plus utiles. Je t’invite à approfondir cette notion pour t’en imprégner afin de dégager une ligne de conduite pour remplir ta mission.

Le plus intéressant dans la modernité c’est sa capacité à remplacer opportunément les références du passé, qui ont été pendant trop longtemps l’apanage de l’ennemi et grâce auxquelles il a réussi à entraîner vers lui des générations. Il faut changer tout ça. Il faut en finir avec la tradition.

Tu trouveras tous les outils pour te débrouiller chez beaucoup d’intellectuels mais tu ne devras jamais oublier que ton premier objectif n’est pas de t’embourber dans la palabre intellectuelle, mais de te servir de leurs théories pour pervertir les autres. … Quant à ces « penseurs », ils sont bien partis pour entrer un jour dans le royaume de notre maître.

Ce qu’il faut surtout comprendre et qui sera le plus utile pour toi, c’est que, et là je cite un des maîtres à pensée[2] : «… L’œuvre de la raison elle-même, et donc surtout de la science, de la technologie et de l’éducation, et les politiques sociales de modernisation ne doivent pas avoir d’autre but que de dégager la route de la raison en supprimant les réglementations, les défenses corporatistes ou les barrières douanières, en créant la sécurité et la prévisibilité dont l’entrepreneur a besoin et en formant des gestionnaires et des opérateurs compétents et consciencieux. […] L’Occident a donc vécu et pensé la modernité comme une révolution. La raison ne connaît aucun acquis ; elle fait au contraire table rase des croyances et des formes d’organisation sociale et politique qui ne reposent pas sur une démonstration de type scientifique [3]».

Ce que tu dois comprendre c’est que la modernité est la clef de la sécularisation grâce à laquelle tu obtiendras de faire croire qu’un nouveau mode de penser est à même de remplacer Dieu par la « Société » comme principe du jugement moral.

Si tu regardes l’actualité du moment en Fhollandia tu verras que les choses sont vraiment bien parties pour jeter de son piédestal cette tradition honnie.

Pour terminer sur le sujet je conclurai en te disant que le flou qui entoure tout ce qui porte la marque de la modernité est bien pratique car il n’y a pas de lois de la modernité, il n’y a, comme dans la peinture[4], que des impressions de la modernité. Il n’y a pas de fondamentaux théoriques, mais une simple logique de la modernité. Une authentique idéologie s’est ainsi construite autour d’un noyau sans consistance qui repose sur un principe qui nous va très bien : une morale du changement ayant valeur de règle canonique et qui s’oppose à la morale canonique éculée de la  tradition tout en sauvegardant les apparences et en évitant tout changement radical trop brutal. Avec les infectes créatures tu comprendras vite qu’il faut y aller en douceur… du moins au début.

Je te laisse réfléchir à ce programme et dans un prochain courrier je reviendrai avec des propositions pour des actions concrètes.

Ton oncle, Le sbire de ShaytânLe diable - Réduction

2013.05.25

 

 

 


[1] Bertrand Russell, Why I Am Not A Christian, And Other Essays On Religion And Related Subjects Traduction :  «Pourquoi je ne suis pas chrétien», Simon and Schuster; New York 1957.

[2] J’ai volontairement opté pour le substantif, plutôt que pour l’infinitif, parce que chez les créatures la pensée n’est rien d’autre qu’un support matériel qui ne fonctionne pas au mieux de ses capacités !

[3] Alain Touraine – Critique de la modernité – 1992

[4] « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. Il y a eu une modernité pour chaque peintre ancien. » Charles Baudelaire