Édouard Durand est l’ancien coprésident de la CIIVISE, Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants. Il est l’équivalent de J.M. Sauvé pour la CIASE. Il vient d’être remercié par le gouvernement après trois ans de travaux sur un sujet difficile : les violences sexuelles et l’inceste.
Il est juge pour enfants et pour réaliser le travail que la CIIVISE demandait il s’est engagé à plein temps pendant ces trois années.
Le lien YouTube –https://www.youtube.com/watch?v=qxL3UqYMvBU – est un entretien qu’il a accordé au Figaro à la suite de cette décision du gouvernement.
Ce qui est particulièrement intéressant de son entretien et de tout ce que, par ailleurs, il a dit sur d’autres canaux, c’est que son fil directeur a toujours été d’être à l’écoute des victimes. Il a tiré de son expérience un livre.[1]
Un autre intérêt de son expérience est de s’être positionné sur le sujet avec sa compétence acquise pendant 20 ans comme magistrat, juge pour enfants.
Même si cela ne transparaît pas, parce qu’il reste et à juste titre très professionnel, il est catholique.
Quelques réflexions à l’écoute de l’entretien
Être victime
C’est vivre « un présent perpétuel de la souffrance »
Les victimes entendent souvent le même refrain : « Il faut tourner la page. Il faut passer à autre chose. … Il ne faut pas être « seulement » une victime ».
C’est toute la tragédie du déni, le déni social, dans lequel sont enfermées les victimes. Quand elles parlent, et souvent longtemps après les faits, elles entendent des remarques comme : « C’est faux » ; « C’est pas grave » ; « Une victime peut très bien s’en sortir » ; « Ca ne me regarde pas, c’est ton affaire et puis on ne peut rien faire »…
Ce qui est paradoxal, voire scandaleux, c’est qu’une fois que le mur s’est effondré parce que les victimes ont enfin pu parler, ont été entendues et écoutées, beaucoup de ceux qui avaient été alertés disent mais après coup : « on savait bien que … ».
On trouvera toujours des excuses pour s’en sortir et tirer son épingle du jeu pour se donner bonne conscience parce qu’on n’a rien fait.
On monte souvent tout un scénario quand la vraie réalité c’est que cette personne qui a été agressée et chaque personne (enfant, jeune, moins jeune…) qui a subi cette violence est une victime, la victime et elle-seule victime. On dresse un paravent devant chaque victime quand on les met toutes ensemble en oubliant qu’une victime n’est pas un pourcentage dans un ensemble mais une victime à 100%.
On tombe aussi trop souvent dans le piège des comparaisons, des généralisations ce qui est encore plus traumatisant pour la victime.
Ce que tout le monde oublie c’est qu’il y a eu violence quelle qu’en soit l’expression et il ne faut pas dénaturer la force de ce mot « violence ».
E. Durand peut en parler en connaissance de cause parce qu’il est juge pour enfants et surtout parce qu’il a entendu des milliers de témoignages et il nous dit que 7 fois sur 10 la parole de la victime est niée et la conclusion est : « dossier classé sans suite ».
La victime est trompée deux fois.
L’agresseur : toujours le même mode opératoire quel que soit le type de violence et qui a comme primum movens un « abus de pouvoir ».
Même depuis que la vague des révélations a commencé, on en vient encore à conclure que « c’était un autre temps », « ce n’est plus comme ça aujourd’hui ». Comme si les révélations d’aujourd’hui étaient un baume sur les violences du passé … pas seulement celles d’hier mais celles de toujours parce que vouloir croire que c’est bien fini … c’est vraiment vivre hors-sol. Ce qui ne veut pas dire que rien ne va changer mais ces révélations doivent nous faire voir tout ce qui dans la société porte une part de la responsabilité de ces violences. Dans un autre entretien E. Durand va jusqu’à dire que selon lui il faudra une génération pour en sortir … à condition qu’il existe une volonté de sortir de cet engrenage des violences.
Il y a souvent de la complaisance et malheureusement qui peut aller jusqu’à la complicité, au moins par passivité et le passage n’est pas long entre complaisance et complicité à cause des silences de ceux qui devraient alerter.
On n’a pas beaucoup aimé qu’Hannah Arendt écrive la « banalité du mal » (banality of evil, en allemand : Banalität des Bösen) un concept philosophique qu’elle a développé en 1963, dans son ouvrage « Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal ». Mais c’est qu’on n’a pas compris ou pas voulu comprendre ce que signifie l’expression « banalité du mal ». Depuis toujours on a cherché à banaliser le mal en le cachant sous le masque de la responsabilité qu’on attribue à une autorité supérieure : « c’est pas moi, je ne suis pas responsable, j’ai obéi aux ordres ».
On « falsifie » la violence en lui donnant un visage normal et on emploie un vocabulaire qui évite de dire la vérité : on parle d’érotisme c’est (apparemment !) moins hard que la pornographie ; on trouve les vraies responsabilités ailleurs en les détournant vers « la société », « le milieu », « le contexte », « l’histoire » … il en a toujours été ainsi, c’est comme ça… alors pourquoi s’en inquiéter maintenant !
Finalement tout revient à enlever du terme « violence » la vraie réalité de la violence et en oubliant que le mot commence par « viol »[2].
Il y a trois manières de réagir dit E. Durand :
- Soutien social (c’est ce que propose la CIIVISE par ses préconisations)
- Ceux qui disent « Je sais mais … ce n’est pas mon affaire »
- Et ceux qui disent : « Je ne veux pas savoir, ça ne me regarde pas. »
Le bilan c’est que 8% seulement des victimes sont soutenues.
E. Durand insiste en disant qu’il faut dire les mots justes : pédocriminel et pas pédophile ; Agresseur pas seulement auteur ; abandonner la catégorisation par l’âge : un enfant qui subit de telles violences même s’il a atteint un certain âge ne peut pas être « enfermé » dans la prison de la « majorité sexuelle » ; ce ne sont pas seulement des abus sexuels mais des « agressions sexuelles » à tout âge.
E. Durand dit : « Passer à l’acte sexuel est l’affirmation d’un pouvoir ».
Pour lui, la violence qui s’exerce sexuellement est liée à un pouvoir mais il ne faut jamais admettre qu’un pouvoir puisse être invoqué comme un excuse.
Ce pouvoir qui s’exerce par voie sexuelle a pour conséquence justement que les réactions face à ce qu’il représente chez les victimes, voire leur entourage, sont la peur et la fascination et les victimes de ces actes en sont aussi victimes, et l’entourage, quant à lui, se mure derrière le silence.
S’il n’est pas erroné de l’affirmer il faut aller plus loin parce que l’acte sexuel ne peut pas être considéré par sa nature même comme un acte de pouvoir parce que le limiter à un pouvoir serait le réduire à une domination alors qu’il est avant tout un partage à parts égales. Il est inadmissible d’admettre que l’acte sexuel normal dans la vie conjugale est un acte de pouvoir, pouvoir de qui sur qui ?
Qu’est-ce-que la violence sexuelle ?
La violence sexuelle n’est pas sexuelle parce qu’elle appartiendrait au registre de la sexualité mais parce que l’agresseur instrumentalise « le sexe » en pervertissant la sexualité qui devient l’arme avec laquelle il agresse autrui.
Quel rôle devraient exercer les politiques :
Vouloir ! Il faut exiger « une politique volontariste » … prendre au sérieux la parole des victimes qui révèlent les violences sexuelles. Ce sera possible seulement quand on aura mis un visage sur chaque victime[3] : ce n’est pas un ensemble anonyme de 160 000 mais 160 000 personnes qui ont un nom, un visage. C’est-à-dire qu’elles devront être reconnues comme telles non pas dans un ensemble global mais chacune personnellement.
Sinon, à quoi cela servirait-il de donner des chiffres sans aller plus loin ?
D’après son expérience quand les enfants parlent ils disent « qu’on leur a fait des choses qu’ils n’aiment pas » : c’est leur façon d’exprimer cette violence sexuelle qu’ils subissent.
Il faut soustraire la prise en charge des victimes à l’aléa de l’interprétation.
Un fait qu’Edouard Durand souligne est que des études ont été faites dans l’histoire et la littérature qui démontrent comment cette violence s’est exprimée parfois sur le mode de contes. Il cite aussi tous les livres récents écrits par des femmes ( … toujours des femmes !) qui ont subi ces violences[4].
Il faut donner un sens aux mots sans utiliser des faux-semblants, ne pas travestir la réalité.
On lui demande si son travail s’est inspiré de celui de la CIASE. La CIIVISE est née de la CIASE. Il conclut sur un point commun entre les deux missions et les rapports publiés : il n’y pas eu vraiment de suite. Il pose la question : Pourquoi ?
Le déni est « massif, ancien, structurant », c’est l’objet de son livre : « Violences sexuelles et déni social »
Finalement il en conclut que c’est un sujet dont « on ne veut pas parler ».
Il a été « remercié » par le gouvernement sans aucune explication. Dans le communiqué de presse du gouvernement il n’est pas dit pas un seul mot des témoignages que la CIIVISE a recueillis : « un silence éloquent », le « vide ». Alors que les travaux de la CIIVISE ont été pendant 3 ans un espace d’écoute et de reconnaissance des victimes (30 000 !).
Pour lui, confier à la CIIVISE la responsabilité d’enquêter sur ces sujets est « une question de doctrine » : il faut affirmer aux victimes qu’elles sont crédibles et que les victimes sont crédibles.
Il n’a pas pu avoir d’explication claire sur les raisons qui ont conduit à l’écarter de la présidence de la CIIVISE. Il s’est entendu dire que « c’est le combat d’un homme ». Pour lui c’est d’une vulgarité sans nom, parce que ce combat est le combat d’une société.
Pourquoi j’ai été sensible à cet entretien et à la qualité d’E. Durand et du travail qu’il a réalisé ? Il me semble que sur ces questions des violences sexuelles il faut aller beaucoup plus loin que le simple constat chiffré qu’il y en a eu comme tout le monde maintenant le sait (cf. les rapports de la CIASE et de la CIIVISE), dire qu’il y en a encore et être assommé par le nombre et qu’elles touchent tous les milieux et qu’il ne faut pas faire de différence entre les milieux sociologiques : ce sont des agressions et des violences sexuelles et elles sont toujours et partout insupportables. J’ai bien retenu ce qu’il dit : que les violences sexuelles ne sont pas du registre de la sexualité comme telle. Parce qu’elles sont une déviance, une perversion de la sexualité qui est, chez l’homme, une fonction qui n’a pas de raison d’être sans une finalité, laquelle n’est pas seulement la survie de l’espèce, la procréation. Mais il faut affirmer que la sexualité est une question anthropologique fondamentale alors qu’aujourd’hui malheureusement la visibilité de la sexualité passe souvent à travers le prisme des dérives.
Ce que nous avons connu avec les révélations des « abus » dans l’Église -à ce propos il n’aime pas qu’on se limite à parler d’abus mais il faut parler d’agression- doit faire réfléchir à beaucoup plus que les chiffres monstrueux que nous connaissons mais, en plus des victimes, que c’est toute la question de la sexualité qui a été pervertie et qui a donné naissance à la « Révolution sexuelle [5]».
[1] Édouard Durand, 160 000 Enfants. Violences sexuelles et déni social, Paris, Gallimard, coll. « Tracts » (no 54), 2024, 32 p.
[2] https://www.actu-juridique.fr/penal/definition-du-viol-osez-le-consentement/
[3] Cf. son livre sur son expérience.
[4] Même si ces livres le disent sur un mode très hard et comme une accusation souvent en retour de longues années de silence, ils disent des vérités qui ne peuvent plus être cachées.
[5] Pour ceux qui ne le connaissant pas il est intéressant de prendre connaissance du rapport Kinsey qui sans doute n’explique pas tout mais qui fait comprendre comment cet homme a été à l’origine de cette « révolution » qui a perverti et corrompu la sexualité humaine.
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