10. mai 2015 · Ecrire un commentaire · Catégories: Calamus · Tags:

« E troppo rosso ! »

Le volon rouge - Stradivarius Huberman-Gibson

 

Je vais commencer par la fin de l’histoire ou plus exactement par l’actualité de ce stradivarius à travers le temps. L’histoire de sa naissance a commencé par une nuit froide de l’hiver, en 1706, dans les Alpes du Nord de l’Italie pour aboutir en 1713 dans l’atelier du maître luthier Antonio Stradivari. Le roi Philippe V d’Espagne envoie son maître de musique en Italie pour commander un violon aux maîtres luthiers de l’époque Amati, Guarneri et Stradivari. C’est chez Antonio Stradivari qu’il entre dans l’espoir de trouver un violon qui comblera le roi, mais pour des raisons qui restent bien éloignées de l’amour de la musique… Quand Stradivari présente à l’envoyé du roi un violon, il s’entend dire « E troppo rosso ! ». Et voilà comment le stradivarius acquiert son premier nom (ou surnom) et commence son aventure publique. Mais son histoire allait prendre un tour rocambolesque…

Nous sommes en janvier 2007 à Washington D.C.[1] Dehors il fait froid. Peut-être pour cette raison un musicien a-t-il choisi l’entrée de la station L’Enfant Plaza du métro pour exercer son art, espérant ainsi gagner un peu sa vie. Une casquette est vissée sur sa tête et il tient son violon. C’est le matin, à une heure de pointe. Des centaines de personnes, à l’instar de toutes les stations de métro du monde, vont passer par cette station, d’un pas rapide. Rares sont celles qui vont s’arrêter un court instant pour écouter quelques notes. Auront-elles reconnu la chaconne de la 2° partita de J.S. Bach, l’Ave Maria de F. Schubert, Massenet et encore Bach.

Le violoniste aura joué pendant trois quarts d’heure et aura en tout et pour tout gagné 32 dollars. Puis il est reparti comme il était venu.

Personne n’aura reconnu Joshua Bell, l’un des plus grands violonistes du moment ni le « violon rouge » qui revit sous ses doigts.

Revenons maintenant aux Tribulations d’un stradivarius en Amérique de Frédéric Chaudière (Actes Sud, 2005).

Avant de commencer l’histoire elle-même il prévient « Ce récit est une œuvre de fiction basée sur vingt ans d’expérience professionnelle… Je me suis librement inspiré d’éléments rapportées [dans la presse] pour composer un récit qui ne constitue ni une enquête journalistique ni un essai historique. »

Le récit s’ouvre sur une histoire dramatique survenue au propriétaire du violon en 1936, Bronislaw Huberman. Il est en concert au Carnegie Hall de New York. Un concert de prestige avec Toscanini au pupitre et parmi les invités à assister au concert A. Einstein. Huberman a deux violons, un stradivarius et un guarnerius. Il joue ce soir-là le guarnerius pendant que le stradivarius dort dans son étui. Le concert terminé… le stradivarius a disparu.

Ainsi commence, au sens strict de l’adjectif, l’aventure extravagante du stradivarius, le « violon rouge ».

Nous l’avons déjà rencontré en introduction mais le récit palpitant que nous offre Frédéric Chaudière nous conduira d’abord aux origines, en Italie du Nord dans la région où sont nés les plus prestigieux violons qui, sous les doigts des plus grands virtuoses d’aujourd’hui, font vibrer les concertos et autres sonates et partitas des plus grands compositeurs.

Le récit se déroule en deux grandes parties : la première nous emmène à Crémone où nous apprenons tous les secrets qui contribuent à la valeur instrumentale du violon. Nous y sommes conduits par un maître luthier qui sait tout sur les bois, les colles, les vernis dont ils sont faits. Nous fréquentons les facteurs crémonais, Amati, Guarneri et bien sûr la famille Stradivari. Nous apprenons la préhistoire du violon rouge depuis sa naissance dans les ateliers du père, le génial Antonio Stradivari et aussi nous faisons connaissance avec la famille Stradivari. C’est toute l’histoire du violon et des luthiers Amati, Guarneri et Stradivari qui se déroule pendant les deux tiers du récit, à mon sens la partie plus intéressante du récit.

La deuxième partie est contemporaine et nous entraîne dans les années de galère de notre pauvre violon rouge, qui commence une odyssée de 50 ans au terme de laquelle il aurait pu disparaître à tout jamais après sa tragique subtilisation au Carnegie Hall. Et Joshua Bell n’aurait pas pu faire retentir Bach dans le métro de Washington avec lui. Il sera maltraité, brutalisé, jusqu’à être réduit au rang d’un vulgaire cendrier, tatoué par la folie d’un homme qui va sombrer dans la déchéance humaine entraînant avec lui dans sa descente aux enfers le stradivarius.

Cette deuxième partie, à peine croyable, m’a même valu d’échanger un courrier avec l’auteur pour préciser ce qu’il dit dans son introduction : « Ce récit est une œuvre de fiction ». J’avais essayé de suivre sur la toile la trace du violon rouge mais elle est notablement romancée à la suite d’un film qui porte son nom et qui, me semble-t-il, est, quant à elle, une fiction qui n’a rien à voir avec l’histoire de l’authentique violon rouge si ce n’est que la partie musicale du film est interprétée par Joshua Bell jouant le véritable violon rouge, notre stradivarius. Quant au récit de Frédéric Chaudière il raconte sur le mode fictionnel le parcours chaotique mais bien réel du violon rouge.

Il nous entraîne dans l’épopée qui entraîne malgré lui le violon rouge dans les milieux sordides des plus glauques des bouges des grandes villes américaines avec comme intermèdes d’invraisemblables apparitions, bien réelles pourtant, sous les doigts d’un violoniste raté (mais peut-être pas sans de réelles capacités inexploitées par paresse).

Le violon rouge aurait pu y laisser « sa peau » … ou plutôt son vernis inclassable, sans l’opiniâtreté et la touche d’indéniable intuition d’un amateur éclairé qui retrouve providentiellement sa trace en 1986. Après ces péripéties, le violon rouge, aussi connu sous diverses identités successives, « Huberman » du nom du propriétaire auquel il fut volé, a retrouvé aujourd’hui son identité première, le « Gibson ». Il revit aujourd’hui et c’est pour notre plus grand bonheur et aussi pour l’honneur d’Antonio Stradivari, sans le génie de qui il n’aurait pas vu le jour. « E troppo rosso ! …

Le récit est très agréable à lire et surtout il nous rend cet instrument encore plus sympathique d’autant qu’il reste, à mon sens, l’un des plus mystérieux et que les compositeurs qui leur ont donné de s’exprimer autant que les virtuoses qui les font vivre ont tous une originalité et une personnalité exceptionnelles.

[1] https://youtu.be/hnOPu0_YWhw