Présentation du livre sur le site de l’éditeur:

« Les écrivains ont aimé Lagrasse. Là-bas, ils ont trouvé des amis, des conseillers, des guides, des hommes simples surtout. Personne n’était là pour convaincre l’autre. Mais le pari n’était pas gagné d’avance », écrit Nicolas Diat dans sa préface.
Que s’est-il passé dans cette abbaye des Corbières, entre Carcassonne et Narbonne ? À l’ombre de bâtiments immenses dont la fondation remonte au VIIIe siècle, quarante-deux jeunes chanoines mènent une vie de prière placée sous l’égide de la Règle de saint Augustin. Pendant trois jours et trois nuits, quinze écrivains se sont succédé pour partager leur quotidien. Office, étude, travail manuel, promenade, repas, ils ont eu le privilège d’être sans cesse avec eux.
Voici les beaux récits de ces expériences inoubliables, pleines de péripéties et de surprises…

Sylvain Tesson – Dans le climat de la grâce

Intéressant jeu de mot pour commencer : Lagrasse… la grâce !

La rime est heureuse, en tout cas, à l’oreille.

Sur le papier, après coup, l’introduction donne le ton : ce sera d’abord la « rêverie du solitaire » qui entre dans un univers – presque ? – inconnu et qui se précipite « à tombeau ouvert vers une abbaye : en cas d’accident mortel, on bénéficiera d’un service. »

« Le soleil éclabousse la splendeur. Tout est parfait. Cela va donc mal tourner. On connaît l’histoire : la pomme, la Chute, le mal, le soi… La face des bêtes ne ment pas. L’homme, lui, porte un masque qui s’appelle un visage. » La face est un visage qui devient un masque quand justement l’homme qui le porte ne cherche plus à voir sa vérité et qu’il se laisse entraîner après « la Chute ».

… Heureusement, sur le pare-brise intact, pas un moucheron ne s’est écrasé.

Et puis cette envolée : « Le ciel du XXI° siècle est vide ».

Le ciel est vide ? … Et si « le ciel est vide »… alors il attendra qu’on vienne frapper à la porte.

… Peut-être s’ouvrira-t-il au terme de trois jours et de trois nuits !

Le « rêveur solitaire » était passé par « la Sainte-Baume, patrie de Marie-Madeleine »… on ne la présente plus, tout le monde connaît « la sainte pécheresse, perdue, puis rachetée ».

Il ne mettrait pas ses pas dans ceux des pèlerins, les tziganes, nombreux à venir au sanctuaire, mais il ira tâter le rocher du Pic de Bertagne ou Baou de Bartagne, pour célébrer la liturgie de l’escalade… comme il aime à le faire « sur les façades des églises » pour y chercher Dieu sait qui, Dieu sait quoi, sauf à entrer à l’intérieur. 

Quand on fait de l’escalade, c’est un rituel : « on accomplit des gestes éphémères et des nœuds définitifs. On contemple le vide, image de soi-même » dit Sylvain Tesson.

Et je l’abandonne à ses rêveries solitaires, agrippé à la paroi : « On contemple les touches du réel. Chaque détail dit le monde. … On arrivera à l’unité par l’admiration d’un ou deux débris splendides de l’univers. »

Je ne suis pas encordé à une idée qui fuit le monde et surtout qui avoue un peu plus loin : « A près de cinquante ans, voilà de quoi je me contentais comme armement spirituel ». Autant dire qu’il était parti nu au combat.

Alors à l’approche de l’abbaye peut-être tout un passé de religiosité froide allait-il faire changer « le climat de la Grâce » ? Sylvain Tesson

Avant d’entrer dans l’abbaye peut-être de vieux souvenirs remontent-ils à la surface. Dans la Revue des Deux Mondes [La Revue des Deux Mondes, Mai-juin 2022], il s’était confié dans un grand entretien : « Nous autres, Français ». Sylvain Tesson est ainsi présenté : « il parcourt le monde depuis ses 20ans. Ses voyages lui ont permis d’acquérir une connaissance intime et concrète de certains pays comme l’Ukraine. Épris de liberté, l’écrivain ne reste pas moins attaché aux frontières, à la civilisation occidentale et à son identité chrétienne. » Et dans ce grand entretien la définition pousse le trait jusqu’à l’intime : « entre le passé, le présent et l’avenir, il choisit tout, comme sainte Thérèse de Lisieux. Les fantômes et la tradition comptent autant que le moment présent et les rêves d’avenir. À condition de ne pas confondre le progrès des choses avec le progrès des hommes. Il se dit athée d’esprit mais chrétien de style, de civilisation : « un chrétien des abords de la cathédrale qui rôde autour des lieux saints, bivouaque sur le parvis. Pendant des années, deux fois par semaine, j’ai escaladé des églises et des cathédrales : c’est une manière de pratiquer. » Il aime le Christ, ce clochard céleste, qui a passé son temps sur les routes… un héros. »

Retour à l’entrée de l’abbaye. Sylvain Tesson est attendu.  C’est le temps des complies, « le chant de la paix de la nuit ».

Mais avant d’entrer dans cette paix il s’évade, c’est un peu une « obsession » – j’interprète ! – en pensée vers les insectes et les oiseaux. Il a bien du mal à quitter le monde matériel pour entrer dans celui de l’esprit… ou plutôt de la spiritualité. Il reconnaît qu’il est encore trop marqué par « le poison de la vie dans les villes ».

Alors pourquoi pas trois jours et trois nuits dans un monastère.

Décidément il a du mal à laisser le cortex l’affranchir d’un mode de pensée exclusivement cérébral : il faut toujours coller à la matière… On peut appeler ça le matérialisme.

La psalmodie des moines, une mélodie sans doute trop monotone mais qui accompagne des paroles qui, elles, s’élèvent vers des hauteurs encore inaccessibles à celui qui traîne derrière lui le boulet d’une vie trop profane, sans toucher l’âme mais qui agite les réseaux neuronaux, « les ondes gamma du cerveau ».

Et nouveau départ des rêveries où se rencontrent, dans un maelström, « des spectres », « des Titans qui réclamaient la chair »…

Trois jours et trois nuits… Ça commence mal !

Comme la communauté suit son programme très réglé sans déroger aux habitudes monacales, il faut quand même faire un détour au réfectoire. On sait recevoir ses hôtes, même chez les moines.

Pendant que « dans les cellules, les chanoines reposaient, l’abbaye elle-aussi reposait, en sûreté dans le Seigneur ».

Mais qu’il est difficile, pour celui qui vient du monde, un autre monde, de comprendre que la contemplation ne dresse pas une barrière entre les hommes et Dieu, « une part au ciel, une part au bruit qu’on appelle « Le siècle » en terme poli ».

« La bonté pour les hommes et le silence au ciel. »

Aragon l’avait si bien posé sur les vers bien connus : « Celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas[1] ». C’est toujours vrai et, mutatis mutandis, le monastère est aussi un lieu de réclusion.

L’homme posera toujours une frontière, même si peu matérialisée, entre le ciel et la terre, comme s’il était impossible, là-bas, à l’horizon que la rencontre soit finalement possible. Mais pour cela il faut bien admettre que la terre n’est pas un univers fini et que le ciel n’est pas vide.

Sylvain Tesson se pose et nous pose une question : « Comment faisaient-ils ces moines, après un coup de sonde dans la fosse pour ne pas s’effarer du désordre et de la laideur ? La Terre a si mal tournée ».

Je ne comprends pas cette schizophrénie qui sépare deux mondes : un monde réel avec ses richesses et ses faiblesses, sa grandeur et sa misère, … ses limites, et un monde rêvé, imaginé plus encore qu’imaginaire. Le monde qu’il appelle « l’openfield, géographie du monde global », un monde qui a dressé « des haies qui délimitent, qui contiennent, qui séparent » et pourtant « n’emmurent rien… le vent, la lumière, les lièvres et les enfants ont l’autorisation d’y passer ».

Le monastère ? C’est, d’après Sylvain Tesson ce lieu où « se régénèrent les frères quand au dehors ils se commettent ». D’un côté « dans le bocage le climat de la grâce », de l’autre, c’est « la steppe ouverte, climat de la masse ».

On sait bien que Sylvain Tesson est l’homme des steppes, celui qui court le monde, et de préférence les lieux déserts et désertiques, qui fuit ce monde dit-global, même s’il se dit « athée d’esprit mais chrétien de style, de civilisation ».

Entré pour trois jours et trois nuits dans le bocage … -le bocal !-… il voit « des frères en robe, c’est-à-dire en armure, c’est-à-dire exposés, c’est-à-dire offerts ».

Au-delà des apparences, un rideau que son imagination avait baissé, il voit peu à peu se lever ce rideau. Et que voit-il ? « La grandeur des murs ! La beauté des frontières ! » Ses yeux sont encore embués, le regard toujours plongé dans « le rêve de terres équarries par les courants d’air ».

… Mais c’est, reconnaît-il, ce que « déplorent les esprits paresseux. Pardonnons-leur, ils ne savent pas ce qu’ils manquent. »

Il commence à entre-voir, mais le chemin est long avant de voir, la réalité que saint Augustin aurait, selon lui, enfermé dans « la règle du ressac, entre l’intérieur et l’extérieur ». Il lui faudra effondrer, les uns après les autres, les murs derrière lesquels il ne voit que « des forçats de l’absolu » parce que pour l’instant il sont, derrière le rideau de son imagination, des êtres qui « prennent le ciel pour un miroir où ils contemplent leur grandeur. Ne finissent-ils pas par s’aimer un peu trop » ?

« Que le ciel sache ma grandeur, je tiens le flambeau, seul, face aux ténèbres. »

Les guillemets supposent une citation qui n’est pas signée.

Les Saintes Écritures ? Un psaume ou un autre verset parmi de nombreux qui nous disent qui est ce « Je ». Dieu ?

Psaume 47, 15 : « Ce Dieu est notre Dieu, pour toujours et à jamais, notre guide pour les siècles. »

2 Samuel 22, 29 « Toi, Seigneur, tu es ma lampe. Le Seigneur éclaire mes ténèbres. »

Un poète parmi tant d’autres qui ont parlé de ce « Je » sans oser le nommer ?

… J’arrête là ma recherche de la source.

« Je suis l’œil flamboyant des ténèbres… [2]»

Sylvain Tesson est arrivé à la porte du réfectoire, accompagné par « un chanoine de Sainte-Marie de Lagrasse, (qui) après dix années de théologie et une vie de conversation intérieure, se prémunissait de toute vanité en servant la soupe à un voyageur indigne… ».

Ecclésiaste 1, 2 « Vanité des vanités disait Qohèleth. Vanité des vanités, tout est vanité ! ».

Et l’hôte de reconnaître qu’il « se sentait indigne de l’humilité du père ».

Trois jours et trois nuits. Il avance à pas lents vers « le climat de la Grâce ».

… « Ce furent trois journées dans la partition. » Concerto en plusieurs mouvements ?

D’abord « solfier les heures ».

Pour commencer un hommage à Thoreau. Henry David Thoreau n’est pas un compositeur mais, me pardonnera-t-on de l’appeler le « gourou » des écologistes.

L’étang de Walden, près de Concord (Etats-Unis) au bord duquel Henry David Thoreau a construit sa cabane de pin. Et dans laquelle il a séjourné deux ans.

« Un homme est riche de tout ce dont il peut se passer. [3]»

Je ne pense pas que même Sylvain Tesson refuserait d’appliquer l’adage aux moines, mais pas seulement, qui en avaient reçu le message d’un certain Jésus-Christ. Les uns l’ont adopté comme un vœu, que les autres, en restant dans le monde, ont plus de mal à reconnaître aussi comme une exigence qui les concerne aussi, même sous des modalités bien distinctes. Et, même les moines ne sont-ils pas tous appelés à vivre ce vœu en suivant la radicalisation d’un François d’Assise.

Sans avoir prononcé le mot, je parlais de la pauvreté qui avant d’être un vœu est une vertu qui n’est pas l’apanage de ceux qui renoncent à vivre dans le monde en se retirant derrière la « clôture ».

La différence avec Thoreau, mais elle n’est pas moindre, quand on vit cette vertu, c’est qu’elle ne consiste pas à mépriser le monde mais à s’en détacher sans l’objectif, à vrai dire un peu utopique, de la décroissance. Les moines ne produisent rien et ils n’ont pas opté pour un modèle économique quel qu’il soit.

Mais revenons à la journée des moines qui se joue en suivant le mouvement régulier qui sait s’affranchir de l’horloge pour, encore Thoreau,  faire « comme si on pouvait tuer le temps sans insulter l’éternité [4]».

Les moines ne vivent pas hors du temps, pas plus que de l’espace. Ils les ont apprivoisés comme si leur seul horizon, malgré les bornes de la clôture, était l’éternité.

Sylvain Tesson a noté que le rythme des prières suit les quartiers du soleil : « Laudes au petit jour, Sexte du plein midi, Vêpres au tombant, Complies des étoiles »… Et poète avec ça !… Mais la référence est toujours païenne, le « calendrier cosmique ».

Cela fait réfléchir le néophyte qui entre pour trois jours et trois nuits dans « le rythme qui devient le pouls et quand la journée bat sa mesure ».

Mais que faire quand on n’a rien d’autre à faire ? Je veux dire quand on entre dans ce rythme avec un bagage trop léger de l’esprit et que les heures passent sans autre perspective que la suivante. Le moine, quant à lui, rejoint la solitude de sa cellule, ses livres, son étude… parfois une activité pour le bien de la communauté. Pour l’étranger, c’est un « espace clos, une vie conduite… une maîtrise totale ». Bref, on met le pilote automatique.

Pourquoi trois jours et trois nuits ?

Alors on visite, de l’intérieur, « le monastère de pierre ». On découvre le jardin comme une explication de l’univers. On relit l’architecture qui a défié les siècles : « absides, voûtes, tours, arcades… » relient les siècles aux siècles. Si elles pouvaient parler elles en raconteraient des choses car « elles en ont tant vu ».

  Sylvain Tesson y voit une réminiscence de Graham Greene dans « les silhouettes blanches glissant sur les dalles » mouillées : il pense au prêtre, héros, si l’on peut dire de « la puissance et la gloire ». On ne racontera pas l’histoire de ce prêtre déchu de sa dignité sacerdotale et qui sauvera – qui sait ? – son âme en exerçant le seul pouvoir qui lui reste, celui de porter les derniers sacrements à un assassin condamné et, ce faisant, se condamnant lui-même, comprenant in fine, qu’une seule chose importe vraiment : « être un saint ».

Mgr G. B. Montini avait défendu le livre en 1953 quand on voulait le mettre à l’index. Devenu le pape Paul VI, il a rencontré Graham Greene en 1965 : « Monsieur Greene, certains aspects de vos livres vont certainement offenser certains catholiques, mais vous devriez n’y prêter aucune attention ».

Maurice Zundel considérait cette œuvre comme édifiante qui avait suscité un débat passionné au sein de l’Église catholique.

« Nous sentons le contraste entre le premier prêtre qui a voulu sauver sa peau et qui s’est livré à la mort, aux forces de la nature qui sont seules à le porter et dans lesquelles il va se dissoudre, et l’autre qui a remonté la pente, l’autre qui est entré dans la nouvelle naissance, qui a porté sa peau, qui a surmonté la peur, qui a bravé tout danger, qui s’est offert au martyre et qui est entré dans la mort comme un grand vivant. [5]»

Première nuit

« Je dormais dans ma petite cellule. »

Deuxième jour

« Les frères étaient bons avec moi. Ils venaient me parler. »

Une diversion pour les moines ? Sans doute pas. « Ils m’apprenaient des choses sur la pensée augustinienne. »

Il aura fallu attendre quarante-neuf ans pour que Sylvain Tesson entre dans cette pensée : il avait, avoue-t-il « peu lu Augustin ». Il s’était plutôt aventuré dans d’autres territoires littéraires et spirituels, « du côté de la Mongolie extérieure ». Mais qu’avait-il retenu de ce qui se dit là-bas, « dans une langue impossible » ?

De saint Augustin à la Mongolie extérieure quel fil directeur ? Ils sont nombreux ceux qui vont chercher au plus lointain, dans les cosmogonies, des réminiscences de ce qui a été écrit depuis les origines du monde dans « le livre d’heures du monde qui est un livre de mots. Dieu avait semé les consonnes et l’homme devait ajouter les voyelles. »

Augustin avait précédé Sylvain dans la errements de la philosophie. Mais il avait laissé la porte ouverte aux coups de la Grâce. Il avait rencontré Dieu sur une plage.

Saint Augustin et le garçon au bord de la mer · Sandro Botticelli
Florenz, Galleria Degli Uffizi 

« Un jour, saint Augustin se promène sur une plage, pour méditer sur la Trinité. Tout à coup, il voit un enfant verser de l’eau avec un coquillage dans un petit trou. L’enfant lui tient à peu près ce langage :

–  Je veux faire entrer toute la mer dans le trou que j’ai creusé.

– Mon pauvre enfant, jamais tu n’y arriveras.

– Peut-être, mais cela me serait plus facile qu’à toi d’épuiser, avec les seules ressources de la raison humaine, les profondeurs du mystère de la Trinité ! »

Sylvain Tesson saura-t-il laisser le pénétrer « le climat de la grâce » ? Pour l’heure, sainte nature l’appelle

« chaque jour deux heures aller-retour à travers bois, vers la chapelle Notre-Dame du Carla ».

Sa prière en chemin ?

Il nomme à haute voix les espèces qu’il rencontre. C’était sa prière.

Que ne connaît-il le cantique des trois enfants[6], ou le cantique des créatures ou de frère soleil de saint François d’Assise[7].

Un soir, surpris par un ciel menaçant, il court… pour ne pas arriver en retard aux vêpres. « De toute ma vie, je n’avais jamais forcé l’allure vers pareil rendez-vous.  »…

Retour vers Augustin

« Il révérait les formes du vivant. » Et Sylvain Tesson de citer celles qui lui viennent à l’esprit : « l’araignée, les ancolies, le vent dans les peupliers… ». « Chaque motif contient le résumé de monde. » Ainsi se dessine le « vitrail de la vie ». Et Dieu dans tout ça ?

Sylvain Tesson s’envole avec ses idées qu’il partage, dit-il, avec Pascal ou Ernst Jünger[8]. Et de paraphraser saint Paul : « un jour nous saurons que nous nous sommes connus [9]».

… Oui, je repose ma question : Et Dieu dans tout ça ?

Parce que cette pensée qui « se fractalise en tessons du principe unitaire » se disperse et n’évoque pour moi, mutatis mutandis, qu’une explosion à la manière de la fission nucléaire. Le résultat ? «… Le nez dans l’herbe » Sylvain Tesson « cherche dans la première fourmi croisée la preuve que l’univers est tout entier tombé en averse sur la Terre ».

Panthéiste !

Initiation au chant liturgique

Après complies, « la réverbération vocale sur une ligne atonale » monte et descend, « ricochant des palais vers la voûte, des voûtes vers les dalles, pour remonter du sol vers le ciel ».

Il n’en fallait pas plus pour que Sylvain Tesson cède à la tentation de toujours : escalader la façade des églises. « Je proposai aux chanoines de descendre en rappel de la tour du XVI° siècle qui flanque l’abbaye au chevet de la nef en ruine. … J’ai deux cordes et des harnais d’escalade, ne voulez-vous pas qu’on se tape un rappel de quarante-cinq mètres du haut de la tour ? »

Pas question de déroger aux usages : « Demandons la permission au père abbé ».  Ni une ni deux, non seulement il accorde la permission mais « il l’assortit d’une bénédiction ». … On ne sait jamais… ça ne fait pas de mal et ça peut toujours servir. Sylvain Tesson en homme des terrains et souvent inhospitaliers se prête à l’exercice : « nous nous agenouillâmes dans le cloître ». Et de commenter : « le genou est l’organe principal de la foi ».

… Entré dans le climat de la grâce ?

Sylvain Tesson communie de tout son être à ce moment qui fait ressurgir dans sa mémoire littéraire « les romans de son enfance héraldique » et les auteurs emblématiques : « Serge Dalens, Jean Raspail, Pierre Benoît, Joseph Peyré ».

Psychanalyse… ou analyse de l’esprit ?

Ces « acrobaties de jongleur de beffroi » seront-elles un jour le passage obligé « vers la liberté à travers une herse barbare » qui, une fois franchie, révéleront dans le secret de la conscience que le geste du prêtre signant « d’une croix le front strié de pensées mécréantes, de souvenirs érotiques » ouvre sur le climat de la grâce. Oui, Sylvain Tesson, comme tout le monde, n’échappe pas à sa conscience !

Quel spectacle ! Trois chanoines descendant en rappel la tour octogonale, leur robe se gonflant comme « trois corolles blanches ». Des ombellifères ? Des lys ?… Des parachutes comme celui qui survit encore sur le clocher de Sainte-Mère-Église. La Pesanteur et la Grâce aurait dit Simone Weil.

Trois jours et trois nuits !

C’est fini.

« Le lendemain, je partis. Moi aussi, je passai la ligne. »

Sylvain Tesson retourne, comme il dit « dans l’arène aux réduves masqués »… son monde, précise-t-il.

Et Dieu dans tout ça ? « Je n’avais pas progressé beaucoup dans l’ordre de la foi. »

Et de conclure lui-même : « la preuve, je rentrais chez moi ».

Quand même, trois jours et trois nuits ce n’est pas rien dans la vie d’un bohème, d’un aventurier toujours en recherche.

Les chanoines resteront « éternellement immobiles » mais « leur présence lointaine, même inaccessible valait autant que leur côtoiement ».

Dans le maelström mental de Sylvain Tesson ils seront toujours -… peut-être ?- une présence muette, discrète, voire secrète, comme des « bêtes magnifiques vaquant dans la forêt ».

Ils sont là, « ils tiennent. Ils répètent des gestes. Il disent des mots. Ils lisent le livre ».

Ils lisent « le » livre ? Ce livre qui n’est pas écrit de main d’homme mais que seul un Dieu a pu écrire… a osé écrire pour rappeler à l’homme qu’il n’est pas seul, abandonné comme « Ève, mère des hommes, fin de la Grâce et, pire de son climat ».

Une lumière s’est allumée au-dessus de la « laideur énorme de la ville ». Elle est le seul espoir contre « la méchanceté humaine ». L’Histoire a besoin d’un exutoire pour « expulser la haine, la cataracte de foutre et de sang » qu’elle charrie depuis … on ne sait plus combien de temps.

Lagrasse n’a pas épargné le cœur de Sylvain Tesson…

Peut-être viendra-t-il le temps de la Grâce ?


[1] https://www.reseau-canope.fr/poetes-en-resistance/poetes/louis-aragon/la-rose-et-le-reseda/

[2] Victor Hugo, Dieu, poème commencé en 1855, publié de manière posthume en 1891. Il fait partie d’un ensemble destiné à décrire les trois faces de l’Être. Ce poème se présente sous la forme d’une quête intérieure et mystique.

[3] H. D. Thoreau Walden ou la vie dans les bois – Ed. Gallimard

[4] H. D. Thoreau, ibidem

[5] Maurice Zundel, Silence, parole de vie (transcription d’une retraite tenue en 1959)

[6] Daniel 3, 52-90

[7] Le Cantique des créatures, ou Cantique de frère Soleil, fut composé par François d’Assise autour de 1224, seulement deux ans avant sa mort en 1226.

[8] https://www.catholica.presse.fr/2012/04/07/la-onzieme-heure-dernst-junger/

[9] cf. 1 Co 13, 12