Mon cher cousin,

Tu vas sûrement me répliquer, à lire mes plus récents courriers, que je m’intéresse plus à la chronique nécrologique qu’à la vie des personnes.

Au risque de paraître d’une affligeante banalité je dirais qu’on meurt comme on a vécu… et dans cette perspective la mort interroge la vie. Je me place ainsi, si tu veux bien, dans la perspective de l’éternité et du sort qui attend tout un chacun. Je sais bien que beaucoup de personnes – en apparence du moins – ne semblent pas trop se préoccuper de ce qui se passera après. Heureusement, cette affirmation  n’est pas vraie dans l’absolu, ce serait au fond vivre avec comme tout objectif de l’existence  une sorte de désespérance.
Tu voudras bien comprendre, – évidemment ce n’est pas gagné, te connaissant ! –  qu’un tel objectif est tout le contraire de l’espérance chrétienne, vertu théologale. Ainsi vivent ceux qui n’ont pas d’autres aspirations que celles qu’ont tous les hommes pour qui tout se limite, hélas le plus  souvent, à l’apparence du monde présent sans perspective surnaturelle. Après la mort ? Rien !

« Je suis morte cliniquement plusieurs fois et je peux vous dire qu’il n’y a rien! Et c’est bien rassurant! Ce qui m’inquiéterait, c’est l’idée d’une âme toute seule, tournoyant dans les airs, et qui hurlerait à la mort dans le noir absolu. Je n’ai pas le même point de vue sur la mort que ceux qui ne l’ont jamais vue de près. Avoir entrevu la mort lui enlève beaucoup de prestige. Du coup, je suis peut-être une des personnes au monde qui a le moins peur de la mort. »[1]

La citation est  assez typée, à la fois bien dans le style de l’auteur et le reflet d’une vie bien triste … « Bonjour tristesse »… Je l’abandonne sans autre commentaire.

Je reviens à mon introduction : « … la chronique nécrologique ».

Il est vrai que j’ai déjà écrit des lettres à propos de la disparition de plusieurs personnalités : Nelson Mandela, le chef d’orchestre Claudio Abbado, l’écrivain, journaliste et dessinateur humoristique Cavanna… Et maintenant vient le tour de Gabriel García Marquez dont la disparition est annoncée dans le journal Le Monde en date du 2014.04.17 sous le titre :  » Mort de Gabriel García Marquez, légende de la littérature ».

Comme tu peux bien le penser et comme à chaque fois, je cherche dans la biographie du disparu la trace de la présence de Dieu dans sa vie. Tu vas me rétorquer que c’est une obsession, mais tu as bien dû comprendre, depuis que nous correspondons, que sans être une « obsession », c’est réellement le seul sujet intéressant parce que, n’en déplaise à tous les athées, agnostiques, mécréants et autres indifférents de la terre, toute notre vie, la leur y compris, en dépend.

Juste quelques précisions d’ordre personnel avant d’entrer dans le vif du sujet.

J’ai toujours été attiré par l’Amérique latine, du Mexique à la terre de feu. Ses cultures très anciennes et multiformes, son histoire mouvementée et qui n’en finit pas de bouger, ses montagnes, ses extrêmes … m’ont toujours fasciné. Peut-être aussi le dois-je à des rencontres que j’ai faites avec des personnes originaires de plusieurs pays d’Amérique latine qui m’ont profondément marqué. A commencer par un de mes professeurs de langue espagnole ancien attaché culturel d’ambassade pendant plusieurs années, qui m’a inculqué ce souffle latino-américain. Ainsi, après avoir appris les rudiments nécessaires du castillan un peu rocailleux, j’ai été introduit à la littérature latino-américaine et aussi, par le biais de la langue parlée, à ses accents si divers et si mélodiques qui chantent en même temps qu’ils parlent chez les personnes originaires de tous ces pays. Je n’ai cependant pas la prétention de te faire croire que je suis  un connaisseur érudit de cette littérature.

La disparition de Gabriel G. Marquez m’a donc conduit à me pencher sur une autre dimension  de l’Amérique latine. Il n’est pas nécessaire d’être un grand spécialiste pour se rendre compte à quel point l’Amérique latine a marqué les esprits occidentaux, notamment à cause de l’emprise qu’ont eue sur toutes ces nations les idéologies nées en Europe. Elles ne sont pas sans responsabilité sur les événements qu’elles ont traversés au milieu des multiples convulsions où les ont entraînées de nombreuses révolutions.

L’héritage de 1492 n’est pas toujours vu sous un angle favorable. Il ne s’agit pas ici de refaire l’histoire pour en tirer des conclusions péremptoires voire définitives. La mode est aujourd’hui au rejet viscéral de ce qu’une certaine vision de la culture occidentale aurait apporté pour leur malheur à des civilisations qui n’étaient pas sans richesse.

Je reviens à Gabriel G. Marquez…  à propos d’une réflexion  personnelle tirée d’un entretien où il se confiait : « Je suis un romancier, disait-il, et nous, les  romanciers, ne sommes pas des intellectuels, mais des sentimentaux, des émotionnels. Il nous arrive à nous, Latins, un grand malheur. Dans nos pays, nous sommes devenus en quelque sorte la conscience de notre société. Et voyez les désastres que nous provoquons. Ceci n’arrive pas aux Etats-Unis, et c’est une chance. Je n’imagine pas une rencontre au cours de laquelle Dante parlerait d’économie de marché. »[2]

De lui aussi, parmi d’autres formules rassemblées sous le titre « 13 conseils pour la vie » : « Peut-être que Dieu souhaite que tu connaisses beaucoup de mauvaises personnes, avant de connaître la bonne personne, afin que tu puisses être reconnaissant lorsqu’enfin, tu la connaîtras. »

… La seule trace de Dieu dans l’œuvre de G. G. Marquez ? Je n’ai pas lu G. G. Marquez. Je n’ai pas poussé la curiosité pour sonder le personnage sous cet angle.

J’ai lu récemment ces propos du cardinal Jorge M. Bergoglio[3] (… pour mémoire je te rappelle qu’il est mieux connu sous le nom de François, le pape François). Dans un chapitre que l’édition française intitule « J’aime aussi le tango », les deux journalistes lui posent une série de questions à la manière du questionnaire de Proust.

  • « Un lieu dans le monde ?
  • Buenos Aires.
  • Une personne ?
  • Ma grand-mère.

  • Une œuvre littéraire ?
  • La poésie de Hölderlin m’enchante. Egalement un grand nombre d’ouvrages de littérature italienne.

  • « Borges, vous l’avez fréquenté ? »
  • Et comment ! Borges avait le don de parler pratiquement de tout sans s’esquiver. C’était un homme d’une grande sagesse, un homme très profond. Borges m’a laissé l’image d’un homme qui, dans la vie, remet les choses à leur place, range les livres dans les rayons, en bon bibliothécaire qu’il était.
  • Borges était agnostique !
  • … Un agnostique qui récitait chaque soir le Notre Père, car il l’avait promis à sa mère. … Et qui mourut assisté religieusement. »

Tu vas me dire : « Quel rapport entre Gabriel G. Marquez, J.L. Borges et le pape François ?

Nous y voilà : « Et Dieu dans tout ça ? » Marquez, Borges mais tant d’autres qui font partie du patrimoine culturel de l’Amérique latine ont subi l’influence de cet agnosticisme que l’occident a introduit dans des civilisations qui avaient su intégrer aux leurs les valeurs chrétiennes mais aussi des sources d’inspiration culturelle dans de nombreux domaines artistiques et cela sans renier leurs propres racines.

On a voulu faire croire, par suite d’excès et de brutalités indéniables et inexcusables dont les premiers responsables ne sont pas les missionnaires mais des soldats et des aventuriers cupides et brutaux, que l’introduction du christianisme avait détruit les grandes civilisations latino-américaines.

On pouvait lire[4] « Après la conquête par les Espagnols, sculpteurs et artisans, aztèques et incas, devront mettre leurs talents au service d’un Dieu unique et chrétien. Quelques symboles de la nature subsistent sur des crucifix en pierre : l’art aztèque se survit à lui-même, mais sans plus jamais livrer de chefs-d’œuvre. » [Véronique Prat, Le Figaro Magazine, Les chefs-d’œuvre d’un monde brisé, 27/01/2007]

S’il y avait une parcelle de vérité dans ce cliché du prêt-à-penser brut de décoffrage, resterait-il aujourd’hui dans le patrimoine culturel de ces nations autant d’authentiques  trésors en littérature, en musique, en peinture, en architecture … etc.

Il faudra beaucoup, de temps pour que les contrevérités laissent enfin la place à ce qui est démontré en Amérique latine, peut-être mieux et davantage que partout ailleurs : le christianisme, ici d’origine espagnole et portugaise, s’est bien réellement intégré au contact de ces nouvelles cultures qu’il a rencontrées. Mais la caricature du conquérant destructeur véhiculée par certains milieux intellectuels persiste, entretenue par les idéologies inconsistantes de la culture pure et autonome qui a tout à perdre du contact avec d’autres civilisations.

Il faudrait plus de temps et des exemples pour l’illustrer.

Que quelques références me suffisent pour battre en brèche l’insupportable désinformation médiatique qui ne sert ni la civilisation occidentale tellement vautrée dans son orgueil qu’elle se renie elle-même ni les civilisations qu’elle a rencontrées et qui, sous prétexte d’authenticité, sont sommées par des diktats idéologiques prétendument libérateurs, de renoncer, au moins intellectuellement, à des pans entiers de leur patrimoine culturel qui s’est pourtant construit dans un subtil métissage des cultures.

L’architecture religieuse et profane  se sont rencontrées et ont donné des trésors qui sont désormais inscrits au Patrimoine Mondial.

Par exemple on doit beaucoup au travail du jésuite suisse Martin Schmid (1694-1772), architecte et musicien-organiste qui fut le véritable créateur de la très belle architecture des églises de mission édifiées dans le style Baroque Métis.

Mission jésuite de Chiquitos Bolivie Eglise San Javier

Dans le domaine musical, le patrimoine est tout aussi riche. Les plus grands spécialistes contemporains, Jordi Savall, Gabriel Garrido entre autres, contribuent avec talent et grâce à leurs recherches approfondies, à mettre en valeur ce très riche patrimoine. Leurs enregistrements somptueux ne contrediront pas le fait qu’il existe une authentique symbiose des traditions musicales. La tradition mélodique occidentale de la liturgie catholique mais aussi profane a emprunté aux traditions locales pour donner des œuvres d’une grande beauté et d’une grande originalité qui portent la signature très colorée de leur origine.

En Europe comme en Amérique latine des festivals attestent que ces musiques sont bien vivantes et que nul ne renie leur origine dans le métissage des cultures et des traditions.

A bientôt pour une autre chronique.

                                                           Pizzicatho

2014.04.18

 

[1] Denis Wetshoff, François Sagan, ma mère Editions Flammarion 2012

[2] http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2014/04/17/l-ecrivain-gabriel-garcia-marquez-est-mort_4401388_3382.html

[3] Sergio Rubin – Francesca Ambrogetti – « El Jesuita. Conversaciones con el cardenal Jorge Bergoglio sj. » (2010) En édition française Flammarion, Paris, 2013 sous le titre « Je crois en l’homme ».

[4]  http://www.lefigaro.fr/lefigaromagazine/2007/01/26/01006-20070126ARTMAG90562-les_chefs_d_oeuvre_d_un_monde_brise.php

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