Le 2 janvier 2023, Raphaël Enthoven, philosophe, conjointement avec Pierre Juston, juriste et délégué de l’ADMD, ont répondu à l’essayiste Erwan Le Morhedec qui « dans la tribune publiée dans FigaroVox les accusait de discréditer la parole des chrétiens dans le débat sur la fin de vie »[1].

Je retiens cette invective sans nuance : « La « rare agressivité » qui touche tant Monsieur Le Morhedec est celle de concitoyens qui, s’étant arrachés au prix du sang à la tutelle de l’Église depuis plus d’un siècle, ne souhaitent pas que les représentants de ce qui n’est désormais qu’une association civile et privée se prennent à nouveau pour des législateurs. On peut le comprendre. »

Je ne sais pas à quoi ils font allusion par ces mots « s’étant arrachés au prix du sang à la tutelle de l’Église »… Peut-être veulent-ils rappeler le sang versé pendant la terreur en oubliant qui étaient les victimes ?

Qu’il me soit permis de répondre en ma modeste qualité de médecin spécialiste, partageant sans réserve, et sans me reconnaître dans la « rare agressivité » qu’ils ont voulu déceler, la position d’Erwan Le Morhedec. Mais dans ma réponse je tiens à en rester à me présenter avant tout comme membre actif de « l’association civile et privée » qui, pour certains s’appelle aussi l’Église catholique.

Messieurs,

Vous avez ouvert des hostilités mais vous vous trompez de guerre : ce faisant vous avez rendu impossible le dialogue sur la fin de vie parce que vous l’avez pris en otage et réduit à celui, inconciliable par essence, entre d’un côté les philosophes et les militants qui veulent une législation favorable au droit à mourir, sans avoir à passer par la case meurtre programmé avec ses conséquences juridiques et pénales.

Vous faites des « droits » dont nous disposons le seul critère de la liberté. Dont acte, mais si je suis bien d’accord avec vous sur la notion de liberté garantie par la loi, il n’en reste pas moins que nous ne partageons pas les mêmes références anthropologiques concernant la définition de la liberté. Je le conçois bien dans le contexte des convictions que vous assumez mais qui sont incompatibles avec celles de la « minorité vindicative » à qui vous contestez la position, ce que vous appelez avec un certain mépris, d’exercer un « magistère moral », à vos yeux insupportable. Mais, sur ce point il est évident qu’aucun pont n’est possible pour se rencontrer dans un dialogue serein.

Malgré le défi que vous lancez, permettez-moi de vous répondre, sans fair preuve de la « rare agressivité » que vous taclez. 

Vous écrivez : « Réduire le souhait de mourir au manque de soins palliatifs, à l’insuffisance des structures d’accueil ou bien au défaut de personnel, et considérer, par conséquent, qu’il suffirait de remédier à tout cela pour qu’aucun malade, jamais, n’exprime le souhait d’avancer l’heure de sa mort, c’est confondre l’explication et l’excuse. »

La réduction que nous ferions du « souhait de mourir au manque de soins palliatifs » est un mauvais procès que vous faites à tous ceux qui s’emploient, professionnels de santé et bénévoles, à accompagner les malades en fin de vie.

Venons-en à votre raisonnement en trois points et à vos arguments qui condamnent la position de ceux qui contestent le droit de pouvoir librement désirer mettre un terme à ses jours ou tout simplement que cela devienne un droit.

  1. « …il arrive, hélas, que ce ne soit pas le défaut de soins palliatifs qui pousse les gens à vouloir mourir, mais la maladie elle-même. »

Vous avez raison et je partage vos arguments émis sous la forme d’un catalogue des situations devant lesquelles le médecin – et je parle d’expérience et en mon nom propre – est impuissant quand, comme vous le dîtes justement, « être prisonnier de son corps n’est pas soluble dans la morphine ». Sans prolonger inutilement le discours autour des soins palliatifs qui ne se résument pas à plonger un malade dans une quasi-inconscience que peuvent provoquer les morphiniques, non, je ne garde pas les clefs de la cellule de celui que vous appelez un prisonnier. Je sais que je suis là, même toujours impuissant quand arrive la fin de la vie, même si je sais si maladroitement accompagner celui qui va partir, qui est arrivé au terme du chemin. Je ne suis pas un héros et lui non plus s’il refuse le poison mortel mais j’essaie d’« être là »[2], pour l’aider jusqu’au bout à ouvrir la porte parce qu’il sait que la mort est là. Il sait et il l’accepte sans la vouloir. Quant à vous, vous avez opté, selon vous, pour l’ultime liberté. Vous anticipez l’heure, avec de bons sentiments mais, pardonnez-moi de le dire, non sans brutalité en ouvrant la porte de sortie… sur une voie sans issue.

  • « Réduire le souhait de mourir au manque de soins palliatifs… c’est faire comme si une décision était réductible à l’ensemble des déterminations qui la précèdent. »

Et de recourir à la rhétorique ronflante : « la souveraineté et la responsabilité d’une décision, quelle qu’elle soit, ne sont pas solubles dans les causes qu’on lui trouve ». Je crois avoir bien compris le fil directeur de votre discours, comme, d’ailleurs celui qui se tisse non sans qualité, dans les cénacles militants pour le Droit à Mourir dans la Dignité : « Liberté, liberté chérie ». Permettez-moi de poser une question : la vraie vie de ses origines à son terme se résume-t-elle à dire « je » et à s’arrêter là, sans savoir que l’on peut aussi dire « tu » et « nous » ? Et vous ne me ferez pas croire qu’en fin de vie il ne reste que le « je » parce que malgré tout, vous avez abandonné à leur solitude ceux qui, c’est ma conviction, n’ont pas renoncé à quitter, malgré cette ultime liberté, ceux à qui ils disent encore « vous m’aimez et je vous aime »… Oui, sans doute « vous êtes là » mais pas avec les mêmes moyens, pas avec les mêmes raisons, ni même avec les sentiments.

  • « Enfin, vous opposez « soins palliatifs » et « aide à mourir », alors que les deux vont la main dans la main. »

Involontairement, vous m’offrez un boulevard pour la dernière réponse. Nous n’opposons pas les « soins palliatifs » et l’« aide à mourir ». Oui elles vont main dans la mais ce n’est pas la même main, celle qui tient jusqu’au bout celle de celui qui s’en va, et celle qui, même avec des bon sentiments, précipite dans l’au-delà celui qui veut partir simplement parce qu’il en a ainsi décidé.

Sans doute partageons-nous un certain nombre de convictions sur la nécessité de promouvoir et de développer les soins palliatifs. Et vous appuyez non sans grandeur sur des mots justes : « mettre un terme aux souffrances, prendre tous les moyens de les apaiser, un véritable plan de financement des soins palliatifs ». Nous en sommes bien d’accord, mais et en allant au-delà de la vanité d’un combat inutile, de cette « guerre de trop », je ne vous suivrai pas, sans chercher à vous convaincre par les mots ni par les sentiments, pour réclamer l’ultime liberté qui s’arrêtera une fois la porte franchie et quand celui qui l’aura ouverte devant celui qui s’en va, repartira, comme si de rien n’était. Vous n’avez pas cette conviction, je le sais, mais quant à moi il n’y a pas d’ultime liberté. Vous avez cité Lacordaire : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». Vous connaissez sans doute, j’en suis aussi convaincu, la source qui le guidait : « la Vérité vous rendra libre ».


[1] https://www.lefigaro.fr/vox/societe/raphael-enthoven-pierre-juston-pourquoi-nous-sommes-favorables-a-l-euthanasie-20230102

[2] « Être là » : L’ASP fondatrice (Accompagner en Soins Palliatifs) et 42 associations d’accompagnement bénévole en soins palliatifs ont fondé Être-là, nouveau mouvement national des ASP, le 5 octobre 2021